Le piège
heures, Keruel lui-même entra dans
la pièce. Bourgoing l’accompagnait sans raison apparente. C’était un homme
grand, au visage osseux, à la pomme d’Adam saillante et qui portait avec
élégance un costume de flanelle grise et une cravate de foulard bleu à pois
blancs. Jusqu’à présent tous les fonctionnaires à qui Bridet avait eu affaire,
avaient affecté de le traiter avec beaucoup d’égards. Pour la première fois, il
n’en fut pas de même. Keruel ne prononça pas un mot.
— Je vous dérange ? demanda
Bridet qui tenait encore, mais bien faiblement, à garder l’apparence d’un
visiteur ordinaire.
— Pas le moins du monde, répondit
sèchement Keruel.
Il s’assit à son bureau, puis sans regarder
Bridet :
— M. Saussier m’a chargé de vous
voir...
Cette parole glaça Bridet. Rien ne lui
était plus pénible que d’avoir affaire continuellement à des gens nouveaux. C’était
effrayant. Quand il croyait avoir gagné la sympathie de l’un, il s’apercevait
que tout était à recommencer avec un autre. Bridet se retourna instinctivement
avec l’espoir de voir l’inspecteur. C’était insensé, mais cette présence l’eût
réconforté.
Keruel avait tiré un trousseau de clés de
sa poche. Il ouvrit les tiroirs de son bureau, puis, décrochant le téléphone,
il parla longuement sans s’occuper de Bridet. Il prenait tellement au sérieux
ses nouvelles fonctions, qu’il avait mêlé ses clés, les anciennes, celles de la
propriété de Bretagne, à celles de Vichy. Quand il eut terminé, il se mit à
écrire. Une demi-heure s’écoula ainsi. Keruel n’avait pas encore adressé la
parole à Bridet lorsque la porte s’ouvrit. C’était M. Saussier.
— Voulez-vous passer dans mon cabinet,
dit-il sans paraître reconnaître Bridet. Vous viendrez aussi, ajouta-t-il en s’adressant
à Keruel.
Quelques instants après, Bridet se
retrouvait dans le grand bureau du matin. Mais ce n’était plus la pièce
élégante et silencieuse où un chef prend ses décisions et où un étranger n’entre
qu’avec précaution. Toutes les portes étaient ouvertes. Il y avait de la fumée.
M. Schlessinger était assis à la place du directeur. Sa serviette était posée
devant lui, sur le bureau. Deux hommes parlaient près d’une fenêtre, un
troisième était assis dans un fauteuil. On entendait le bruit d’une machine à
écrire venant d’une pièce voisine.
Bridet s’arrêta, comme s’il dérangeait et
Saussier lui dit :
— Entrez, entrez.
À la pensée que tous ces gens étaient
réunis pour lui, Bridet fut pris un instant de panique, mais il vit que
personne n’attachait d’importance à sa personne. Les portes restaient ouvertes.
Il reprit confiance.
— Asseyez-vous, dit Saussier.
Bridet obéit. Il regarda Schlessinger, puis
les trois inconnus. Décidément, personne ne se souciait de lui. Mais soudain
son regard rencontra celui d’un de ces hommes. Une bouffée de chaleur lui monta
à la tête. Ce regard s’était tout de suite détourné comme un regard surpris.
Quelques minutes s’écoulèrent durant
lesquelles Bridet écoutant ce qui se disait, essaya de comprendre la raison de
cette réunion. Mais la conversation portait sur le ministère des Finances. C’était,
paraît-il, très habile de la part du Maréchal d’avoir cédé au désir qu’avaient
les Allemands de le voir rentrer à Paris. On prenait pied ainsi dans la
capitale. Dans quelques semaines, un autre ministère suivrait. Et un beau jour,
sans s’être aperçu de rien, les Allemands se trouveraient devant un
Gouvernement français installé solidement à Paris.
Un des deux hommes qui se trouvaient près
de la fenêtre, s’approcha de Bridet.
— Une cigarette, monsieur Bridet ?
dit-il en pressant sur le bouton de son étui.
— Volontiers, dit Bridet effrayé de
nouveau par le fait que cet inconnu l’appelait par son nom.
— Nous vous faisons perdre votre
temps...
— Cela me serait indifférent, observa
Bridet, si je savais pourquoi. Mais rien n’est plus désagréable que d’attendre
comme cela, pendant des heures... On a un peu l’impression qu’aujourd’hui...
Bridet s’interrompit, n’osant dévoiler sa
pensée.
— Oh ! dit l’homme en souriant,
il ne faut pas vous émouvoir. Les événements justifient ces changements dans
les mœurs. Nous ne devons plus nous étonner de rien. Tout est possible aujourd’hui.
Bridet sentit que son interlocuteur, bien
qu’il
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