Le piège
n’eût cessé de sourire, éprouvait une sorte de satisfaction méchante à
lui parler ainsi. Le temps de la facilité, des égards, de la gentillesse était
révolu. C’était un peu comme si lui, Bridet, n’avait pas compris le sens
profond de la défaite, comme s’il avait la naïveté de s’imaginer que les choses
pouvaient encore se passer comme en période normale.
À ce moment, M. Saussier s’approcha.
— Ne vous impatientez pas, monsieur
Bridet. À propos, dites-moi, j’avais oublié de vous en parler, vous ne m’aviez
pas dit que vous n’habitiez plus l’hôtel des Deux-Sources.
— Je l’ai quitté ce matin.
— Comment cela se fait-il ?
— Je comptais rentrer à Lyon ce soir.
— Et vos valises ?
— Je les ai laissées dans un café,
près de la gare.
— Ah bon, je comprends, excusez mon
indiscrétion, mais cet après-midi un de nos inspecteurs s’est rendu chez vous
inutilement. On lui a annoncé que vous étiez parti, que vous aviez tout
emporté.
Des bruits de voix venant du hall
interrompirent M. Saussier. Il se retourna. M. Schlessinger s’était levé. On
apercevait deux hommes de dos parlant à des interlocuteurs invisibles.
— Les voilà ! s’écria Saussier.
S’adressant à Bridet, il annonça :
— Vous allez voir votre ami Basson.
Bridet comprit alors brusquement ce qui se
passait. On allait les confronter. Tout s’éclairait. Mais pourquoi ? Que
fallait-il dire ?
Peu après, Basson pénétrait dans la pièce.
Keruel de Mermor le suivait, accompagné de deux hommes. Il leur fit signe de
rester sur le pas de la porte. Ils obéirent avec la docilité indifférente de
soldats requis pour un service d’ordre. Bridet regarda Basson, espérant
rencontrer ses yeux pour y lire un conseil. Mais Basson ne parut pas le voir.
Il ne sortait certainement pas d’un lieu obscur et pourtant son regard avait
quelque chose de vif et de fuyant, comme celui d’un prévenu au moment où il
pénètre dans une cour de justice. Il n’y avait rien de changé dans son
apparence extérieure, dans sa façon d’être, il n’avait pas été touché dans sa
vie physique, mais une expression d’une gravité extraordinaire, comme s’il
avait eu la mort devant les yeux ou un malheur affreux, s’était gravée sur son
visage, non pas à l’instant même mais, on le devinait, depuis des heures.
Il s’avança, la tête haute, très maître de
lui en apparence. La lumière, venant de la petite rue bourgeoise, s’était
répandue sur lui. Bridet fut alors frappé par un détail surprenant Basson
semblait avoir rajeuni. Sa pâleur semblait celle d’une jeune fille. Il n’avait
plus de rides. Ses traits s’étaient affinés. La peur ou l’émotion avaient eu le
pouvoir inattendu d’ôter à ce visage ce qu’il avait ordinairement de lourd et
de matériel.
Bridet tendit le menton pour attirer l’attention
de son ami. Celui-ci ne le vit pas ou plutôt (du moins Bridet en eut l’impression)
ne voulut pas le voir. Visiblement Basson prenait son entourage de haut et ce
camarade de jadis qu’on voulait dresser contre lui, il ne daignait même pas le
reconnaître. Il regarda M. Saussier. Ce dernier lui dit :
— Ce n’est pas à moi que vous avez
affaire, mais à M. Schlessinger.
— Très bien, répondit Basson en se
plantant face au bureau.
Était-ce parce que son cœur battait plus
vite ou plus fort ? mais sous les yeux de Basson, dans le cerne, on
apercevait le soulèvement régulier d’une artère. Bridet ne savait que faire. Il
aurait peut-être dû se lever, serrer la main de son ami, paraître tout ignorer,
mais il n’en avait pas la force. Il était cependant incapable de le quitter des
yeux. Il remarqua tout à coup que Basson gardait continuellement la bouche
entrouverte sans s’en douter, non dans une moue de détente, comme c’est le cas
habituellement, mais pour mieux respirer.
« Pourquoi ne ferme-t-il pas la bouche ? »
se demanda Bridet qui souffrait de voir son ami, dont toutes les forces
tendaient à faire croire qu’il était entièrement maître de lui-même, se trahir
par un détail aussi facile à corriger.
— Asseyez-vous, lui dit Schlessinger
avec dureté.
— C’est inutile, répondit Basson.
Un instant après, ses lèvres s’entrouvrirent
de nouveau. Dix hommes se trouvaient dans la pièce. Malgré cela, le silence se
fit tout à coup, révélant que dans le brouhaha qui avait précédé, personne ne s’était
vraiment
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