Le piège
personne physique. Le problème était
beaucoup plus sérieux.
Bridet ne savait jouer à aucun jeu. Les
policiers lui apprirent la belote. Ce fut pénible. Malgré toute sa bonne
volonté, il ne parvint à retenir aucune règle, tant il était préoccupé. Et
pendant plus d’une heure, il eut la sensation désagréable, devant son
incapacité à apprendre, d’étaler aux yeux de tous le souci qui le rongeait
intérieurement. À la fin, il dit en plaisantant : « Moi, je m’arrête.
Jouez tous les deux. Je vais arbitrer. »
Le secrétaire du commissaire entra dans la
salle à ce moment. Il s’approcha des trois hommes, mais ne regarda pas Bridet. « Qui
est-ce qui gagne ? » demanda-t-il. Puis il se retira sans paraître s’être
aperçu de la présence du prisonnier. Il semblait que celle-ci n’eût rien d’exceptionnel.
On devait souvent amener ainsi un inconnu passer la nuit. Par son indifférence
pour la personne surveillée, le secrétaire voulait visiblement montrer qu’il n’anticipait
pas sur l’avenir et qu’il se tenait à distance de ces camaraderies
accidentelles dont on ne pouvait prévoir les conséquences.
À dix heures, deux agents cyclistes qui
revenaient d’une tournée rentrèrent dans le poste. Ils ne parlèrent pas aux
inspecteurs. Bridet les surprit en train de demander lequel des trois était l’inculpé.
On dut le leur expliquer, car il s’aperçut peu après que ces cyclistes l’examinaient
avec curiosité.
Une demi-heure plus tard, les deux
inspecteurs s’arrêtèrent de jouer.
— Et les couvertures ? demanda l’un
d’eux.
— C’est que nous n’en avons pas, dit
un agent avec cette mauvaise humeur des employés pour qui le plus insignifiant
travail qui n’entre pas dans ce qu’ils appellent « leurs attributions »,
apparaît un monde.
— Mais nous en avons besoin, dit l’inspecteur.
Monsieur ne va pas passer la nuit comme ça, dit Bourgoing.
Cette défense que prenaient de lui les
inspecteurs fit encore très mauvais effet sur Bridet. Elle était tellement
artificielle. Elle avait beau paraître sincère, quand on savait dans quelle
situation Bridet se trouvait vis-à-vis de ses gardiens, il était difficile de
la prendre au sérieux. Et il écouta avec la plus complète indifférence les
propos aigres-doux qui s’élevèrent.
Soudain le secrétaire reparut.
— Venez un instant, dit-il à
Bourgoing.
Bridet était de plus en plus nerveux. Il
avait l’impression que tout cela était une comédie des inspecteurs pour arriver
à se débarrasser de lui en l’enfermant dans une cellule afin de pouvoir rentrer
chez eux tranquillement jusqu’au matin. Ils n’en avaient évidemment pas la
consigne, mais ils allaient faire semblant d’y avoir été obligés.
Peu après, Bourgoing revint.
— Vous pouvez les garder... vos
couvertures ! dit-il aux agents. Puis se tournant vers son collègue et
Bridet il ajouta :
— Le patron nous demande.
— Maintenant ! s’écria avec
étonnement l’inspecteur.
— Oui, c’est comme ça.
Bridet regarda les deux hommes pour tâcher
de comprendre à leur visage si c’était une bonne ou une mauvaise nouvelle.
— Comment ça... se fait-il ?
demanda-t-il en deux fois.
— Nous n’en savons rien.
— C’est curieux, constata Bridet.
Il sentit tout à coup que la prétendue
amitié qui s’était établie entre les inspecteurs et lui venait de s’évanouir,
que maintenant, contrairement à tout à l’heure, ses gardiens ne faisaient plus
qu’exécuter des ordres, qu’ils étaient redevenus ce pour quoi ils étaient
payés.
En sortant dans la nuit, il fut pris de
peur. C’était déjà pénible en plein jour d’être conduit d’un bureau à un autre,
d’attendre, de subir des interrogatoires, mais la nuit, alors que toute
activité semblait devoir être suspendue, cela avait quelque chose d’infiniment
plus menaçant. Le jour, tout le petit personnel, tous ces gens qui allaient et
venaient au cœur même de la police, étaient une sorte de garantie. Mais à
présent que les bureaux étaient déserts, que tout le monde était couché, il
était comme livré à la discrétion de quelques personnes.
— Ça arrive souvent, demanda Bridet d’un
air indifférent, que M. Saussier interroge les gens la nuit ?
— C’est la première fois, dit un
inspecteur.
Bridet sentit une lourdeur dans les
cuisses.
— Qu’est-ce qui s’est passé,
croyez-vous ?
— Je n’en sais rien,
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