Le Pont des soupirs
foudroyé… Il jeta un regard de terreur indicible sur Léonore, muette, impassible, immobile, comme s’il n’eût pas été là. Cet homme qui, l’instant d’avant, était exaspéré d’amour et de jalousie se demandait maintenant comment il avait pu songer à ces choses. Léonore lui devenait étrangère. Il ne voyait plus en elle que la femme qui savait son secret.
Quel secret ! celui d’une trahison qui l’enverrait à l’échafaud !
Il se rapprocha d’elle, et, d’une voix très basse, il demanda :
« Comment savez-vous ?…
– Que vous importe ! Je sais. Depuis deux ans, je suis pas à pas votre conspiration. Je vous laissais faire parce qu’il m’est indifférent que Foscari soit ou ne soit pas doge. Mais si vous menacez, je menace. Si vous invoquez des droits que je ne veux pas connaître, je vous anéantis. Maintenant, voici ce que je voulais vous dire, à vous ! Ma vie est finie. Pour moi, non pour vous, pour la pureté de mon nom, rien de changé dans notre existence apparente. Mais jamais un mot des sentiments qui peuvent vous agiter. Je ne veux pas savoir ce que vous pensez. Cela vous convient-il ?
– Oui ! souffla Altieri.
– Retirez-vous donc comme s’est retiré mon père. »
Altieri sortit à reculons, fixant ses yeux sur cette femme qui tenait sa destinée dans ses mains.
Lorsqu’elle se vit seule, Léonore eut un profond soupir. Elle rassembla ses dernières forces et monta au premier étage. Elle ouvrit la porte, et dit simplement :
« Roland, tu es libre. »
Roland la regarda avidement. Elle était à peine changée. Sa beauté s’était seulement comme mûrie, achevée.
Des flots de pensées amères tourbillonnèrent dans la tête de Roland. Cette femme qu’il adorait et qui demeurait si impassible devant lui, cette femme dont il attendait un mot pour se jeter à ses genoux, cette femme l’avait trahi !…
A quoi bon parler !… Des reproches ?… Se rapetisser, se diminuer par des cris de colère ou des gémissements ? Pour la torturer ! Elle !… Elle, qu’en ce moment même, il eût voulu faire à jamais heureuse au prix de son désespoir éternel, à lui !
Rien ! pas un mot ne pouvait être dit du passé !
Aussi raide, aussi impassible qu’elle était elle-même, il passa devant elle, s’inclina, courba son front, et d’une voix calme en apparence, prononça :
« Adieu, Léonore !… »
Et lentement, il descendit, s’enfonça dans l’obscurité, disparut au fond du jardin.
Pour Léonore, brisée, triste d’une infinie tristesse, elle descendit à son tour, gagna en se traînant le palais Altieri et pénétra dans le cabinet où elle avait traîné Imperia.
« Allez… » dit-elle seulement en coupant les liens.
Imperia jeta sur Léonore un long regard chargé de menaces, et sortit sans prononcer une parole.
Alors Léonore, à grand-peine, regagna sa chambre. Comme, péniblement, elle se traînait vers son lit, elle tomba à la renverse sur le tapis du plancher, décomposée, secouée de terribles sanglots.
Et dans cette minute, sa suprême pensée fut :
« Il ne me pardonne pas !… Il a cessé de m’aimer !… Malheureuse ! Malheureuse !… »
*
* *
Roland, caché dans un bouquet d’arbustes du jardin, avait assisté au départ de Léonore. Au moment où elle franchit la porte, il eut un mouvement instinctif comme pour s’élancer.
Mais il s’arrêta.
A quoi bon !… Ce qu’il n’avait pas voulu dire tout à l’heure, il ne le dirait pas davantage maintenant ! Oui ! A quoi bon !… Elle était morte pour lui ! Et ce qu’il venait de voir n’était qu’une apparition qui s’évanouissait à jamais.
Près d’une heure, il demeura là, pantelant, écrasé, sans forces…
Puis, la pensée d’Altieri lui revint et le galvanisa.
Il se secoua, s’éloigna.
Comme il arrivait à la porte et qu’il allait la franchir, une ombre se dressa devant lui. Une voix ricana, menaçante :
« Au revoir, seigneur Candiano, à bientôt ! »
Roland ne fit ni un geste ni un pas pour s’emparer de l’homme qui venait de parler ainsi et qui disparut dans la nuit. Tout lui était indifférent, en cette abominable minute où il avait la sensation d’avoir creusé encore plus profondément le fossé qui le séparait de Léonore. Il erra à l’aventure le reste de la nuit. Au jour, il rentra dans la vieille maison du port.
Scalabrino l’attendait là.
« Maître, dit-il, nos hommes ont
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