Le Pont des soupirs
vous voulez me les louer.
– Oui, mais je n’ai personne pour vous conduire.
– En ce cas, j’achète le tout ! » dit Sandrigo.
Le marché fut débattu et conclu.
La journée se passa. La nuit vint. Sandrigo attela lui-même le mulet à sa carriole, sauta sur le siège, et, devant l’aubergiste, il prit ostensiblement la route de Trévise.
Au bout de cinq cents pas, il fit demi-tour, revint au pas, et vint s’arrêter à cent pas de la maison où Juana vivait.
Le moment est donc venu de jeter un coup d’œil sur cet intérieur de calme et de pureté où rayonne la sublime et lumineuse figure de cette humble jeune fille du peuple : Juana. Elle entourait le vieux Candiano d’une tendresse charmante ; maintenant, le fou souriait lorsqu’il entendait sa voix, et parfois, déjà des lueurs de raison fulguraient dans les ténèbres de son intelligence. D’instinct, Juana lui parlait le plus souvent de Venise et de Roland ; et peu à peu, le nom de son fils répété finissait par éveiller dans l’esprit de l’aveugle des souvenirs qui se levaient lentement.
Le soir où Sandrigo s’arrêtait non loin de la maison, Juana et Bianca avaient vaqué à leurs occupations coutumières. Elles avaient desservi la table, lavé et rangé la vaisselle, balayé leur intérieur en bavardant.
Puis Juana avait conduit l’aveugle dans la chambre qu’il occupait, lui avait souhaité une bonne nuit, l’avait finalement embrassé et était revenue auprès de Bianca. La porte et les volets des fenêtres solidement fermés, les deux jeunes femmes, assises à une table, dans la lumière d’un flambeau, s’occupèrent de raccommodages.
L’heure vint enfin où Bianca se retira aussi dans sa chambre.
Juana demeura seule.
Tout à coup on heurta la porte au-dehors.
Juana se dressa toute droite et écouta.
Elle n’avait pas peur pour elle. Habituée au danger elle ne redoutait pas une attaque et elle se sentait de force à se défendre. Mais les instructions qu’elle avait reçues de Roland et qu’elle avait juré d’observer étaient formelles : N’ouvrir à personne.
On frappa encore, mais sans rudesse, avec une sorte de timidité.
Et, à voix basse, celui qui heurtait appela :
« Juana !… »
A cette voix, à son nom ainsi prononcé, la jeune femme tressaillit et pâlit.
« Lui ! murmura-t-elle avec agitation. Lui ici !…
– Juana ! répéta la voix, je sais que tu es là ! Je suis poursuivi, traqué… tu me laisseras donc prendre !… »
Juana jeta un regard d’angoisse sur la porte par où Bianca et le vieux Candiano avaient disparu ; elle ferma cette porte à clef et mit la clef dans son corsage.
« Par pitié, sinon pour un autre sentiment, supplia la voix, cache-moi quelques minutes, Juana !… Hélas ! dans un instant il sera trop tard !… »
Juana alla à la porte, et, tremblante, demanda :
« Est-ce toi, Sandrigo ? »
– Oui, oui, c’est moi ! Ne reconnais-tu donc plus ma voix !… »
Juana ouvrit…
« Par tous les diables d’enfer, ricana Sandrigo en entrant, j’ai cru que tu me laisserais sécher à ta porte comme un vieux cep de vigne qui ne donne plus de raisin ! »
Juana étouffa un cri de terreur. Ce ton imprévu, l’allure sinistre de Sandrigo, le rapide regard investigateur qu’il jeta autour de lui, tout prouvait à la jeune femme que le bandit venait avec des intentions malfaisantes.
« Tu as menti ! dit-elle. Tu n’es pas poursuivi !
– C’est vrai, Juana ! dit-il en riant.
– Que veux-tu !
– Ce que je veux ! Te voir ! Il me semble que jadis, je ne te faisais pas peur ! »
Sandrigo se rapprocha d’elle et, d’une voix ardente murmura :
« As-tu donc oublié, Juana, que je t’ai aimée… que tu m’aimais, toi aussi, et que tu m’aimes encore, je le sens, je le vois. »
Juana, peu à peu, reprenait toute sa présence d’esprit.
« Oui, Sandrigo, je t’ai aimé. Autrefois, dans mes rêves de jeune fille, je me voyais ta femme, je te conservais ma foi, et je songeais à toi comme l’homme près de qui je serais heureuse de vivre… Mais ce rêve n’était qu’un rêve, Sandrigo !… Un événement s’est accompli qui nous sépare à jamais…
– Je comprends ! Tu en aimes un autre ! »
Elle secoua la tête :
« Sandrigo, murmura-t-elle, je ne suis plus digne de toi… Va-t-en… ne songe plus à moi !
– Quelle est cette chanson ! ricana le bandit. Il est vrai que je t’ai
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