Le poursuivant d'amour
là-dedans ? Saurez-vous brasser pour atteindre la Goberde ?
Ils sauraient. Ils étaient toujours déterminés. Lui, la peur mordillait ses entrailles.
– Quand, à notre retour, nous atteindrons le rivage, j’allumerai une torche, messire Calletot… si ces démons m’en accordent le temps.
– J’y répondrai par un feu bref que je renouvellerai. Mon falot à l’arrière demeurera allumé… Il doit y avoir un service de guet sur les côtes. Une nef fantôme les inciterait à venir en visite… Certes, nous serions six à les recevoir comme il sied de conjouir des ennemis, mais pour la fuite, bernique !… Nous sommes tenus de vous attendre. N’ayez crainte, je m’emploierai à bar-beyer 182 . Parole de marinier, nous ne remuerons point jusqu’à l’aube. Tiens ! Vos gars ont senti que nous étions à terme.
Un à un, en effet, ils quittaient l’entrepont : Buzet, le premier, blême à ce qu’il semblait ; Morsang, la dextre sur son tranchelard ; Beltrame grattouillant sa moustache tombante. Et les autres, des inconnus à vrai dire : Gueguen, aussi barbu qu’une statue du Christ et qui portait un perce-mailles au côté, dans un fourreau d’os sculpté : un fémur de Mahom 183 à ce qu’il en disait ; Triphon, blessé à Poitiers : il n’avait plus de nez et semblait un singe ; Sampanier, grand, carré, dont la voix grésillait comme s’il mâchait constamment des petits cailloux ; Raffestin, le visage tiqueté de verrues, peu de cou, des épaules de portefaix et des jambes torses ; Pagès, blond, borgne de l’œil droit dans une face bosselée, rougeaude, d’ancien bateleur. « Défiez-vous de moi car j’ai mauvaise alêne », disait-il en tapant sur la gaine de hêtre dans laquelle branlait un poinçon de bourrelier. Il avait vingt-trois ans et c’était le plus enjoué.
« Tous m’ont promis obédience mais, le moment venu, voudront-ils accomplir ce que je leur dirai ? C’est Boucicaut qui les a commandés jusque-là. Il leur a dit : " Obéissez à Castelreng comme vous m’obéiriez. " S’ils décèlent en moi quelque trouble ou faiblesse, nous échouerons… Ce n’est pas de l’orgueil d’y songer ! Non, je ne suis pas orgueilleux mais prudent ! »
D’ailleurs, certains comme Gueguen et Raffestin ne cachaient pas leur anxiété, d’autres, comme Sampanier et Beltrame leurs doutes. L’on était loin de la présentation au prince Charles, sous le lampier de la tour d’entrée dont on avait éloigné les gardes. Loin, surtout, de la soirée d’adieu à Paris et des discussions dans les auberges, devant une chopine de vin ou de cervoise. Ce jourd’hui, mardi 21 juin 184 , tous avaient mangé et lampé raisonnablement, parce que, du plus inquiet au plus sûr de lui-même – donc de Buzet à Callœt –, tous se sentaient l’estomac rétréci… Tous se persuadaient qu’ils supporteraient la peur, le mystère de cette longue marche vers Cobham, les frayeurs d’une possible embuscade. Même hantée par l’espérance à vrai dire insensée d’une réussite qui ferait des survivants de leur odyssée des célébrités du royaume de France, leur attente d’agir leur échauffait le sang. Tous regardaient la mer et la terre incertaine, puis les mâts, les vergues de la Goberde , en se disant qu’il fallait qu’ils revinssent dans cette coque afin de retrouver, au creux de sa carène, le banc ou l’encoignure qui les avait accueillis.
Et c’était dans leurs yeux comme un effarement ; dans leur haleine que la fraîcheur faisait fumer comme un essoufflement. Ils étaient venus sur le pont non seulement pour voir, pour respirer plus aisément qu’en bas, mais en s’étant dit : « Qu’est-ce qu ’il fait là-haut ? Va-t-il enfin nous donner à chacun notre tâche et nous éclairer sur cette folle entreprise ? » Leur attente allait être comblée.
– Descendons, dit Tristan… Raffestin, va chercher les deux seaux de suie qui sont dans la miège 185 de messire Calletot. Ac compagne-le, Beltrame. Il y a deux grappins. Tu les rapporteras ainsi que les rouleaux de cordes. Eh oui, ne me regarde pas ainsi… Nous aurons peut-être des murs à sauter, des prisonniers à lier…
– Vaut mieux les occire, dit Callœt.
Qui d’autre que lui eût pu parler ainsi ?
– Non… Imagine que nous tombions aux mains des Goddons… Si nous avons tué quelques-uns de leurs vegilles 186 , nous serons occis nous-mêmes. Par juste revanche, il faut en
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