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Le poursuivant d'amour

Le poursuivant d'amour

Titel: Le poursuivant d'amour Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Naudin
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rendus devint une joie sans frein dès qu’ils entrevirent, au-delà des troncs des ormes et des chênes, les cimes des hautes tours coiffées d’ardoise et les murs d’enceinte dédoublés dans une douve où le soleil couchant éparpillait ses braises.
    – D’ici, rien n’a changé, fit Thierry en gonflant ses poumons d’un air redevenu salubre.
    – Je ne saurais en dire autant, dit Luciane. J’étais si petite…
    Ils s’étaient arrêtés, heuse contre heuse, évoquant peut-être le peuple invisible de gens que la peste et les routiers avaient arrachés à la vie. Tristan ne disait mot : une mesnie 333 avait vécu en ces lieux : une communauté solidement serrée autour de son noble homme et de sa famille. Thierry, à grands traits, lui en avait conté l’histoire, et sans doute l’oncle de Luciane ne retrouvait-il point d’impressions d’une tristesse aussi profonde que celles des ravages de la morille de 1348. L’on mourait en deux jours, parfois moins, sitôt que se gonflaient les aines et les aisselles : d’affreuses pommes noires fructifiaient sur les chairs. Et l’on devenait une purulence, une puanteur, un cadavre vivant avant de succomber. Thierry avait vu sa femme et son fils devenir une espèce de boue humaine.
    – Avançons doucement…
    Paindorge cessa de siffler.
    – Le pont est relevé, dit-il.
    Aussi ne pouvait-on rien voir de l’intérieur. Et le silence semblait désapprouvé ces présences d’hommes, de femme et de chevaux recrus d’un cheminement long de quelque cent lieues. Le château exhalait un air de tragédie.
    La méfiance suppléant au plaisir, ils avancèrent l’échine courbée, comme s’ils pressentaient une calamité. Luciane, triboulée, caressait l’encolure de Marchegai. Thierry, les rênes lâches, se grattait une épaule. Sur l’herbe de la jetée qui séparait en partie la douve, les sabots ferrés émettaient des sons d’une ténuité presque immatérielle.
    Il fallut s’arrêter encore. Tristan regarda dans l’eau dormante les sinuosités d’une anguille puis les cercles dessinés par une carpe en quête d’une mouche. Tout lui semblait funèbre : la pierre, le silence et l’onde immobile.
    – Holà ! hurla Thierry. Y a-t-il quelqu’un céans ?
    Il tapotait la prise de son épée comme s’il redoutait de devoir s’en servir.
    – Qu’on abaisse le pont !… Nous sommes des amis !
    – Qui êtes-vous ? cria un homme.
    – Thierry Champartel !… Dis-moi, Raymond, sacré compère, n’as-tu pas reconnu ma voix du premier coup ?
    En un instant, le tablier frémit et s’abaissa. Tristan et ses compagnons passèrent sous l’arche d’une porte charretière. Devant eux, pareil à une statue, un homme les considérait avec une curiosité dont on ne pouvait deviner la nature. Mais dès que Thierry fut descendu de sa selle, il se précipita pour une étreinte longue et vigoureuse :
    – Bon sang ! Je t’ai laissé approcher car je n’en croyais pas mes yeux et mes oreilles. Et pourtant, tu n’as pas changé !
    « Il n’est pas chevalier, pourtant, il le tutoie. »
    Tout en pensant cela, Tristan regardait autour de lui les bâtiments aux murs dorés d’un peu de rouge par le soleil, et les tours vêtues d’ombre et quelque peu moroses, et la femme un peu grosse, un peu vieille qui accourait et que Thierry recevait dans ses bras.
    – Ah ! Guillemette ! Guillemette, chevrota-t-il.
    Elle pleurait aussi, Guillemette. Une émotion profonde la tourmentait. Elle releva son devantier pour essuyer ses larmes tout en reprochant d’une voix dont l’âpreté disparut en deux mots :
    – Méchant homme !… Voilà une éternité que vous n’êtes venu !… Je suis tout éplapourdie par ce retour.
    – Et moi aussi !… Ah ! Tu nous as manqué, compère !
    Tristan se sentit importun. « S’il m’a parlé de Raymond, il ne m’a pas dit qu’ils se tutoyaient. » Devait-il y trouver motif de déplaisance ? Une brève incursion dans son passé mit un terme à sa gêne. Entre Tiercelet et lui, des liens n’avaient-ils pas été aussi solides que ceux qui unissaient Thierry à ce Raymond visiblement issu de la roture ? Une amitié aussi rude, aussi rêche que le chanvre, et si vieille, si serrée qu’elle en était indénouable.
    Il entrevit dans l’ombre une porte béante : l’écurie. Il conduisit Malaquin jusqu’au seuil et le soulagea de sa selle. Paindorge le rejoignit, menant Tachebrun et le sommier.

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