Le Pré-aux-Clercs
pouvoir absolu aux mains de ces Lorrains. Sinon, vous vous apercevrez un jour qu’ils auront si bien fait leurs affaires que leur fortune éclipsera la vôtre… si elle ne l’absorbe pas complètement.
– Il en est de ce péril comme des autres : votre inquiétude maternelle vous fait exagérer, madame. Dieu merci, mes oncles me sont entièrement dévoués. D’ailleurs, c’est une résolution irrévocablement prise chez moi de me tenir éloigné du tracas des affaires. Plus tard, dans deux ou trois ans, si je vis encore, je prendrai en main le gouvernement de mes États. Mais d’ici là, j’entends me décharger de ce souci.
– Ah ! François, s’écria Catherine bouleversée, vous avouez donc que vous sentez votre existence menacée, puisque vous dites : si je vis encore.
– Madame, dit François avec une pointe de mélancolie qui perçait malgré lui, vous le savez aussi bien que moi : les médecins prétendent que je suis une nature délicate. Tant que je n’aurai pas dépassé la vingtième année, ils ne répondent pas de moi. Je n’ai pas voulu dire autre chose que cela… J’ai fait tout ce qu’il était en mon pouvoir pour calmer vos inquiétudes, ne m’en demandez pas plus. Je n’ai peut-être que quelques mois à vivre. Ces quelques mois, laissez-moi les vivre à ma guise. Ceci est ma royale volonté que je vous signifie, madame. »
Il avait mis une certaine rudesse dans sa voix. Pour en atténuer en partie l’effet, il se courba sur la main de sa mère et la baisa.
Tenace, Catherine fit une suprême tentative :
« Ainsi, mon fils, vous ne voulez pas… »
Mais François, redressé dans une attitude majestueuse, interrompit :
« J’ai dit : ma volonté royale, madame. »
Cette fois, Catherine comprit qu’une plus longue résistance était impossible. Elle leva ses deux mains pâles en l’air, comme pour prendre le ciel à témoin, et prononça :
« Fiat voluntas tua. »
Et, sans ajouter un mot, elle sortit lentement, drapée dans ses voiles noirs, pareille à un spectre en marche.
Le roi fixa un long regard, d’une expression étrange, sur la porte par où elle venait de disparaître.
Et Beaurevers, qui l’observait de son œil clair et qui surprit ce regard, songea doucement apitoyé :
« Cette fois, le doute n’est pas possible. Il sait !… Il sait que son ennemi le plus acharné, c’est sa mère… Ah ! Le pauvre petit, comme il doit être malheureux !… Et quel courage il lui faut pour dissimuler comme il le fait l’abominable secret. »
Et tout haut, avec une gaîté un peu forcée, une familiarité voulue :
« Eh bien, monsieur le comte, où allons-nous ? »
Au son de cette voix amie, François tressaillit et passa une main machinale sur son front moite, comme s’il voulait chasser les sombres pensées qui assaillaient son cerveau. Et il se ressaisit avec une rapidité qui indiquait une force de volonté remarquable.
« Allons chez le vicomte de Ferrière », dit-il en ouvrant une porte dissimulée.
Quelques minutes plus tard, le comte de Louvre et le chevalier de Beaurevers, bras dessus, bras dessous, devisant gaiement comme deux jeunes seigneurs exempts de tout souci, prenaient, sur le quai du Louvre, le bac qui les transportait sur l’autre rive, non loin de la tour de Nesle.
Pendant ce temps, Catherine revenait dans son oratoire. Elle paraissait très calme. Son visage était fermé comme à son ordinaire. Seule une certaine fixité du regard trahissait un peu de préoccupation.
Elle vint à son prie-Dieu, s’agenouilla lentement et levant vers le Christ de bronze deux yeux ardents, elle prononça à haute voix l’extraordinaire oraison que voici :
« Seigneur Dieu, vous qui voyez tout, qui savez tout, vous avez lu dans mon cœur que je voulais le sauver… C’est mon fils, malgré tout. Vous avez été témoin, Seigneur des efforts que j’ai faits… Il n’a pas voulu m’entendre, il n’a pas voulu comprendre… C’est donc que vous n’avez pas voulu qu’il comprenne… C’est donc que vous le condamnez… Car c’est vous qui le condamnez et non moi. S’il en est ainsi, que votre volonté soit faite, Seigneur… Mon fils Henri régnera… Au nom du Père, du fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il. »
Elle se leva et, comme apaisée, elle vint prendre place dans son fauteuil. Elle réfléchit quelques secondes et frappa sur un timbre. Le baron de Rospignac entra et vint se courber devant elle. Elle
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