Le prince des ténèbres
surprît l’éclat vif de ses yeux de biche posés sur lui et y lût un éclair de malice. À présent, le père Reynard avait gravi les marches de l’autel et se dressait sous le dais bleu et or, suspendu par des cordons de velours à la coûteuse charpente. La magie spirituelle était à l’oeuvre, le Christ invoqué sous la forme du pain et du vin. Puis Corbett regarda avec intérêt le père Reynard monter en chaire pour faire son sermon, les mains sur le grand aigle sculpté aux ailes déployées.
— Malheur à vous ! tonna le franciscain. Vous, les riches qui ne manquez de rien et méprisez les malheureux, les pauvres, les prisonniers des cachots créés par votre fortune. Le peu qu’ils gagnent en tissant, ils vous le donnent en loyers et en dîmes, et n’ont plus que du gruau coupé d’eau à offrir à leurs enfants gémissant de faim.
Il retroussa les manches de son habit sur ses forts poignets hâlés. Les yeux mi-clos, il se balança d’avant en arrière.
— Malheur à vous, les riches qui ne manquez de rien et méprisez les manantes qui, ne voulant pas mendier, se lèvent la nuit pour bercer, coudre et récurer !
Corbett regarda la rangée des religieuses. Même les plus ensommeillées s’étaient réveillées.
— Malheur à vous, qui ne manquez de rien, vous qui avez des désirs secrets, qui ne vénérez pas la Madone, mais rêvez des mystères de la reine Mab et des putasseries offertes par des esprits malins, humains ou démoniaques. Ne voyez-vous pas les signes prémonitoires ? Satan rôde et a déjà signé son oeuvre !
Corbett se redressa en remarquant qu’une fureur évidente avait envahi les traits de Dame Amelia. Il crut même que la prieure allait se lever et sortir de la chapelle tandis que les imprécations du prêtre se faisaient de plus en plus virulentes. Une étincelle de fanatisme brillait à présent dans les yeux du père Reynard. Sa langue cinglante stigmatisait les riches en une allusion à peine voilée au prieuré de Godstowe. Corbett entendait l’agitation et les murmures d’approbation des paysans. Quant à Ranulf, il ricanait ouvertement. Issu des bas-fonds de Southwark, il s’avouait lui-même vil pécheur et avait, au moins, une qualité : celle d’être totalement dépourvu d’hypocrisie. Corbett espéra que, lui aussi, tirerait quelque bénéfice du sermon, une morale à rapporter à Londres.
Quand il eut terminé, le père Reynard bénit les fidèles et retourna, très digne, vers le choeur. Dame Amelia se leva, fit une génuflexion devant l’autel et sortit à la tête des religieuses, qui avaient perdu un peu de leur superbe. Aucune n’osait lever les yeux en remontant la nef. Seule Dame Agatha, en décochant une oeillade malicieuse à Ranulf, suggéra qu’elle approuvait ce qu’avait dit le franciscain. Corbett resta à sa place. Les paroles du prêtre l’avaient bouleversé, lui aussi. Lui, qui s’employait tant à faire respecter la justice royale, montrait-il le même zèle envers ses tenanciers ou avait-il renié ses origines ? Il se souvint de son vieux professeur et mentor, Nigel Couville, qui travaillait aux archives royales de Westminster. « Àquoi sert à un homme qu’un clerc plaise à son roi en perdant son âme ? » aimait-il à plaisanter d’une voix de crécelle.
Corbett s’installa plus confortablement sur son banc et eut un petit sourire. Son souverain n’aurait guère lieu d’être content de lui. L’esprit perspicace et soupçonneux du clerc explorait les sous-entendus du sermon. Le franciscain croyait-il que Lady Aliénor avait encouru les foudres divines ? Si oui, était-il du genre à penser que l’homme se devait de prêter main-forte à la Justice de Dieu ? Il revit les doigts et les poignets robustes du prêtre. Si Lady Aliénor avait été tuée, sa nuque brisée par une main experte et son corps transporté au bas de l’escalier, un individu de la carrure du moine ferait un parfait assassin.
— Qu’as-tu appris sur le père Reynard, Ranulf ? demanda Corbett.
Son serviteur somnolent se secoua et s’étira.
— Pas grand-chose, murmura-t-il pour éviter que ses paroles ne résonnent trop fort dans la chapelle, comme dans une grotte. Mais avez-vous remarqué sa façon de marcher, Messire ? La tête bien droite et les épaules en arrière ? Je ne serais pas étonné qu’il ait passé quelque temps dans l’armée. Et son petit doigt – je l’ai vu quand il s’appuyait sur la chaire
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