Le prince des ténèbres

mélancolie.
    — Vous êtes sûre qu’à part Dame Elisabeth et Dame Martha, toute la congrégation assistait à complies et se rendit ensuite au réfectoire ?
    — Oui. Vous m’avez vue ce matin, passant les stalles en revue, personnellement. Certaines soeurs, comme Dame Agatha et Dame Frances, s’y trouvaient juste avant complies. Après l’office, nous sommes allées au réfectoire. Là non plus, il n’y avait pas d’absentes. Et Dame Agatha, je m’en souviens bien, lisait ce soir-là un passage des homélies de saint Jérôme pendant que les autres soeurs dînaient.
    — Et ensuite ? Les deux sous-prieures et vous-même êtes retournées au bâtiment principal et y avez trouvé Lady Aliénor, n’est-ce pas ?
    — Oui et non.
    Corbett jeta un regard perçant à la supérieure, qui le soutint tranquillement, la main encore posée sur l’évangéliaire.
    — Je veux dire, reprit-elle lentement, que nous sommes bien revenues au bâtiment. Je m’inquiétais de l’absence prolongée de Lady Aliénor. Il n’y avait personne dans le vestibule, qui était plongé dans la pénombre. Nous sommes montées. Dame Martha et Dame Élisabeth, comme d’habitude, étaient profondément endormies. Nous nous sommes précipitées vers la chambre de Lady Aliénor. La porte n’était pas fermée à clef, et il faisait sombre dans la pièce. Lady Aliénor gisait par terre. Elle était vêtue d’une cape, son capuchon bien rabattu sur la tête. Je la crus évanouie, mais Dame Frances déclara qu’elle était morte.
    La prieure détourna les yeux.
    — J’ai été prise de panique. Le roi m’avait chargée de veiller sur sa sécurité et sa santé, et j’avais échoué. Nous avons alors transporté son corps au bas des marches et l’avons déposé de façon à simuler un accident ou un suicide. J’ai envoyé chercher Dame Agatha et un messager est allé prévenir le père Reynard. C’est tout, murmura-t-elle.
    Corbett sentit qu’elle ne mentait pas, mais qu’elle ne disait pas toute la vérité.
    — Donc Lady Aliénor a été assassinée !
    La prieure confirma d’un signe de tête.
    — Par qui ?
    — Je l’ignore, marmonna-t-elle. N’importe qui aurait pu engager des sicaires pour franchir le mur et attendre le moment propice.
    Corbett réfléchit : le meurtre expliquerait les ecchymoses de chaque côté du cou et sur la jambe, provoquées au moment où Lady Aliénor se serait débattue dans son agonie. Il ne faisait guère de doute, dans l’esprit de Corbett, qu’un tueur à gages avait supprimé l’infortunée.
    — Connaissez-vous la raison pour laquelle la vieille Dame Martha voulait avoir un entretien avec vous ? demanda-t-il.
    Elle hocha la tête négativement.
    — Ou ce que signifiait ce qu’elle répétait : « Sinistra, non dextra » ?
    — Non, chuchota-t-elle. Mais Dame Martha était sénile. Elle radotait souvent.
    — Et ensuite ?
    — Le père Reynard administra l’extrême-onction à Lady Aliénor. Le prince envoya des serviteurs reprendre ses bijoux ; il y tenait énormément. Ce fut assez pitoyable de les voir dépouiller le corps de ses joyaux, en particulier de ce gros saphir qu’il lui avait offert. Symbole, ajouta la prieure sarcastiquement, de son amour prétendu éternel. Je vous ai tout dit, Messire.
    Elle fit le tour de l’autel.
    — Ma mère, reprit doucement Corbett, s’est-il produit un fait étrange à Godstowe ou dans le voisinage pendant les deux ans que Lady Aliénor a passés avec vous ?
    Dame Amelia fronça les sourcils et contempla la nef.
    — Oui, deux choses, en fait !
    Elle fit vivement volte-face.
    — D’abord, il y a environ dix-huit mois, on a retrouvé deux cadavres : un adolescent et une femme. Ils avaient eu la gorge tranchée et on a découvert leurs corps nus dans une petite fondrière au coeur de la forêt. Personne ne les a identifiés comme étant de la région et nul n’est venu réclamer les corps. On n’a retrouvé ni leurs habits ni leurs biens. Je crois qu’on les a enterrés dans la fosse commune du cimetière. Cela fit du bruit à l’époque.
    — Et on n’a jamais su qui ils étaient ? Ou pourquoi on les avait assassinés ?
    — Non.
    — Et l’autre fait ?
    — C’est un Français, un envoyé du roi Philippe. Il voulait venir présenter ses respects à Lady Aliénor, mais il n’avait aucune autorisation, aucun mandat. Comme le roi Edouard se montrait très intransigeant sur ce point, je ne