Le prince des ténèbres

la violence de caractère. Craon décida de faire montre de circonspection.
    — Sire, reprit-il, mon maître vous salue et espère que sa bien-aimée soeur Marguerite se porte bien.
    Édouard pensa à sa nouvelle épouse au teint blafard et émit un grognement.
    — Le problème de la Guyenne…
    — Il n’y a pas de problème ! trancha le roi.
    — Ses droits et sa suzeraineté… ? demanda timidement Craon.
    — … sont à moi.
    — De quel droit ?
    Edouard soupira.
    — Mon cher Craon, mes troupes y sont.
    — Vos troupes n’ont pas été payées.
    — Elles le seront ! rugit le roi.
    — Sire, reprit Craon, le geste large, tout serait résolu par le mariage de votre fils bien-aimé et de la princesse Isabelle.
    — Vous avez vu mon fils bien-aimé ?
    — À Woodstock, Sire !
    — À Woodstock, Sire ! le singea Édouard.
    — Sire, votre fils a-t-il été banni ?
    — Non ! Je veux tout simplement qu’il y soit, par l’Enfer !
    — Pour être près de Godstowe ?
    — Pour être près d’Oxford.
    — Il pleure la perte de Lady Aliénor.
    — Qui est-ce ? demanda Édouard d’une voix sèche.
    Craon sourit.
    — Vous plaisantez, Sire !
    Il reprit sa mine grave.
    Nous y voilà ! pensa Édouard.
    — Sire, je suis extrêmement inquiet et bouleversé à cause des rumeurs répandues par des esprits malveillants. Il court d’infâmes calomnies selon lesquelles votre fils aurait fait assassiner Lady Aliénor pour être avec son très cher ami, le Gascon Piers Gaveston.
    — Mensonges et traîtrises ! Qui prétendra cela sera pendu haut et court !
    — Bien sûr, Sire ! Mais d’aucuns se demandent comment une femme a pu faire une chute dans l’escalier et se rompre le cou sans faire glisser son capuchon. On dit que votre fils lui envoyait des potions et que la dame a donc pu être empoisonnée.
    — Mon fils n’a rien à voir avec le décès de Lady Aliénor. Elle est morte un dimanche soir. Le prince héritier n’en a eu vent que le lundi matin.
    Craon cligna des yeux et prit l’air tragique.
    — Veuillez me pardonner, Sire, mais votre fils était au courant de la mort de Lady Aliénor le dimanche soir.
    Craon approcha son visage de fouine. Édouard était paralysé de peur, l’une des rares fois dans sa vie où il se sentait en proie à la panique. Mon fils, un assassin ! C’est cela la rumeur qui va bientôt circuler : un empoisonneur et un sodomite ! Un tueur de femmes innocentes ! J’aurai la tête de Corbett ! pensa-t-il.
    Il vit Warenne, debout derrière Craon, dégainer subrepticement son poignard. Le roi n’avait qu’à lever le petit doigt et le Français était mort. Il eut un signe de refus et Warenne rengaina son arme.
    — Comment savez-vous tout cela ?
    — Votre fils lui-même me l’a confié, Sire.
    — Il doit s’agir d’une erreur.
    — Non. Ses propres paroles furent…
    Craon ferma les yeux.
    — Je lui ai demandé des nouvelles de Lady Aliénor et il m’a répondu : « Elle est à l’article de la mort, une chute, un accident. Elle a dû tomber dans l’escalier. »
    Craon sourit poliment.
    — Cela se passait après minuit, Sire. Le prince avait un peu bu, mais j’ai trouvé cela bien étrange, car le portier du prieuré de Godstowe n’arriva qu’au petit matin, le lendemain.
    Édouard se tourna vers sa cassette de joyaux, l’ouvrit et prit une petite bague en or, sertie d’un rubis précieux qui brillait de mille feux.
    — Monsieur , acceptez ceci en cadeau. Je vais réfléchir à ce que vous m’avez dit.
    Craon tendit la main. Le monarque saisit son poignet et le broya dans une étreinte de fer, jusqu’à ce qu’il vît l’envoyé grimacer de douleur.
    — Un cadeau , Monsieur , murmura-t-il. Et un avertissement à ceux qui répandent de vils ragots. Si je peux prouver que ces histoires scandaleuses ne sont qu’un tissu de mensonges, je révélerai leur source à mon frère, le roi de France, et à Sa Sainteté. Ils ne seront guère contents.
    Craon hocha la tête et le roi lâcha prise. Le Français était rouge de confusion.
    — Sire, avança-t-il d’une voix rauque, je vous rends grâce pour votre cadeau et votre message.
    Et faisant volte-face, il sortit à grands pas du pavillon.
    Édouard fit signe à Warenne d’approcher.
    — John, votre meilleur cavalier ?
    — Ralph Maltote, Sire.
    — Je veux qu’il fasse route, immédiatement, vers le sud et se rende à Godstowe. Qu’il prenne notre