Le prix de l'hérésie
office.
Le ciel avait pâli et seuls des lambeaux déchiquetés de
brume flottaient encore entre les arbres. Les deux cadavres étendus dans
l’herbe imprégnée de rosée avaient acquis une réalité concrète dans la lumière
grise. Le recteur leva les yeux au ciel d’un air angoissé.
« Mon Dieu ! Il sera bientôt l’heure d’aller à la
chapelle. Il faut que je dise quelque chose, que je rassure la communauté.
L’histoire aura déjà pris de l’ampleur. » Il se tordait les doigts au
point que ses jointures blanchissaient. « D’abord, je dois demander aux
domestiques des cuisines de venir chercher cette carcasse avec un sac, elle ne
peut pas rester ici. »
Je le regardai, stupéfait, jusqu’à ce qu’il remarque mon
expression.
« Le chien, Bruno ! Mais vous avez raison. Il faut
faire venir le coroner avant de pouvoir enlever le cadavre. Oh, il y a trop à
faire ! Je vais devoir demander à Roger… »
Il plaqua la main sur sa bouche et se tourna vers la
dépouille, comme s’il ne comprenait que maintenant la perte de son bras droit.
« Oh, mon Dieu, murmura-t-il. Roger est mort !
— C’est exact, dis-je en le regardant s’imprégner de
cette vérité.
— Mais alors, cela signifie qu’il y aura un autre conseil,
un autre sous-recteur à élire, et il faut organiser tout cela au plus vite. Et
en attendant, j’ai besoin que quelqu’un m’assiste, ce qui ne va pas manquer
d’occasionner toutes les jalousies, les mesquineries, les ressentiments
habituels, alors que nous n’avons pas besoin de cela. Oh, comment cela a-t-il
pu arriver ? »
Essayant de contenir sa peur grandissante, il se tourna vers
moi, les bras pendant piteusement le long de son corps.
« Docteur Bruno, c’est quelque chose de terrible à
demander à un invité, j’en ai conscience, mais pourriez-vous rester auprès de
ce malheureux Roger jusqu’à ce que le coroner arrive ? Je dois annoncer le
triste événement de ce matin à la chapelle, de façon à calmer les inquiétudes,
et si possible laisser les élèves en dehors de cette affaire. Je ne veux pas
qu’ils viennent ici, poussés par leur curiosité morbide, comme s’il s’agissait
d’un combat de chiens.
— Bien sûr », répondis-je en espérant que ma
veille ne serait pas longue.
Bien que je ne sois pas superstitieux à propos de la mort,
le regard vide de Roger Mercer semblait m’accuser d’avoir échoué à l’aider.
« Nos craintes vont d’abord à notre pauvre chair, si faible »,
avait-il dit la veille. Aujourd’hui, cette crainte était dépassée. Je me
souvenais de sa voix rauque implorant Jésus et Marie de l’épargner.
Le recteur traversa le jardin au pas de course pour
retourner dans la cour et je demeurai seul avec les cadavres et le tourbillon
de mes pensées. Je me penchai de nouveau sur la dépouille de Mercer et rabattis
ce qui restait de sa capuche afin de dissimuler son visage en charpie. Les
croyances populaires veulent que la victime d’un meurtre retienne toujours dans
ses yeux l’image de son meurtrier. En observant le rictus terrifié de Mercer
une dernière fois, je me dis que si ces sottises étaient vraies, je verrais
sans doute l’image du chien. Pourtant, le portail verrouillé était un fait
têtu. La bête n’était pas le véritable meurtrier, seulement l’instrument du
meurtre. Je m’écartai du cadavre de Mercer et retournai auprès de celui du
chien pour l’examiner. C’était une bête énorme, qui m’arrivait à hauteur de la
taille, à la tête longue et effilée. Je constatai encore une fois sa maigreur,
bien qu’il n’eût pas l’air maltraité par ailleurs. Celui qui avait lâché là ce chien
avait soigneusement organisé la chose, et rendu l’animal plus dangereux encore
en l’affamant depuis plusieurs jours. Et la bourse pleine de Roger, que le
recteur avait emportée, indiquait qu’il venait rencontrer quelqu’un pour
effectuer une transaction. Mais si l’argent était au cœur d’une dispute dans
laquelle Roger aurait été impliqué si gravement qu’on pouvait vouloir le tuer,
je ne parvenais pas à comprendre pourquoi il avait encore la bourse sur lui.
L’argent semblait bien avoir été moins important que la mort de Mercer, même
s’il constituait un élément central du rendez-vous auquel il s’était rendu.
J’observai une nouvelle fois la disposition du jardin. Au
nord, il était contigu aux cuisines, mais je ne voyais aucune porte menant
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