Le prix de l'indépendance
quais. Je commençais à me remettre du choc, suffisamment pour réfléchir.
— Vous avez une chambre ? demandai-je. Oh non… ce n’est pas une bonne idée.
J’imaginais déjà les histoires qui circuleraient à peine aurions-nous quitté le quai. Si l’on nous voyait nous diriger vers les quartiers de M. Christie… (Je ne pouvais penser à lui autrement que comme « monsieur » Christie.)
— A l’estaminet ! dis-je fermement. Suivez-moi.
L’estaminet de M. Symonds se trouvait à quelques minutes à pied, des minutes durant lesquelles nous n’échangeâmes pas un mot. J’en profitai pour lui jeter des coups d’œil en douce, tant pour m’assurer qu’il n’était pas un fantôme que pour évaluer sa situation présente.
Elle ne paraissait pas mauvaise. Il portait un costume gris sombre et du linge propre qui, sans être à la mode (Je me mordis la lèvre à l’idée de Tom Christie « à la mode »), n’était pas miteux.
Pour le reste, il n’avait pas beaucoup changé… Enfin, si, rectifiai-je. Il paraissait en bien meilleure forme que lors de notre dernière rencontre. Il avait été alors écrasé de douleur, déchiré par la mort de sa fille et l’embrouillamini qui s’en était suivi. C’était à bord du Cruizer , le navire britannique sur lequel s’était réfugié le gouverneur Martin après avoir été chassé de la colonie. Cela remontait à près de deux ans.
A cette occasion, M. Christie avait déclaré, primo, son intention d’avouer être l’assassin de sa fille, ce dont on m’accusait ; secundo, son amour pour moi ; et tertio, son souhait d’être exécuté à ma place. Tout cela rendait sa résurrection soudaine non seulement surprenante mais également un peu délicate.
Pour ne rien arranger, je connaissais le sort de son fils, Allan, le vrai meurtrier de Malva Christie. Ce n’était pas un récit qu’un père devrait entendre et je fus prise de panique à l’idée que je serais peut-être contrainte de lui dire la vérité.
Je l’observai à nouveau. Son visage était profondément ridé, mais ni émacié ni particulièrement hanté. Il ne portait pas de perruque et ses cheveux rêches couleur poivre et sel étaient coupés court, s’accordant avec sa barbe impeccablement taillée. Mon visage me picotait et je dus me retenir de me frotter les lèvres pour effacer cette sensation. Il était visiblement troublé – je l’étais moi aussi – mais maître de lui. Il ouvrit la porte de l’estaminet et me laissa passer avec galanterie. Seul un muscle tressautant sous son œil gauche trahissait son émotion.
J’étais moi-même très tendue mais Phaedre, qui servait en salle, me salua d’un petit signe de tête cordial sans me prêter plus d’attention. Elle ne connaissait pas Thomas Christie et, si elle avait sûrement entendu parler du scandale qui avait suivi mon arrestation, ne ferait pas le rapprochement avec l’homme qui m’accompagnait.
Nous nous assîmes à une table près de la fenêtre et je demandai de but en blanc :
— Je vous croyais mort mais, vous , pour quelle raison pensiez-vous que j’étais morte moi aussi ?
Il ouvrit la bouche mais fut interrompu par Phaedre.
— Je peux vous servir quelque chose, monsieur, madame ? A manger ? Nous avons un bon jambon aujourd’hui, accompagné de pommes de terre au four et de la sauce spéciale Mme Symonds à la moutarde et aux raisins.
— Non, merci, répondit M. Christie. Juste une chope de cidre, s’il vous plaît.
— Du whisky, demandai-je. Un grand verre.
M. Christie parut scandalisé mais Phaedre se contenta de rire et s’éloigna, sa grâce attirant l’admiration discrète de la plupart des clients masculins.
— Vous n’avez pas changé, déclara-t-il.
Son regard se promena sur moi, intense, absorbant les moindres détails.
— J’aurais dû vous reconnaître à vos cheveux.
Son ton était réprobateur mais teinté d’amusement. Il avait toujours critiqué vertement mon refus de porter un bonnet ou d’attacher ma chevelure qu’il qualifiait de « dévergondée ». L’incident sur le quai m’avait laissée encore plus échevelée que d’ordinaire et je tentai d’y remettre un peu d’ordre du bout des doigts.
— C’est vrai, vous ne m’avez reconnue que lorsque je me suis retournée. Pourquoi m’avez-vous donc abordée ?
Il hésita puis indiqua le panier que j’avais posé sur le sol près de ma chaise.
— J’ai vu que vous étiez en possession d’un de mes
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