Le prix de l'indépendance
avait déclaré :
« Si tu peux apprendre à un enfant à ne pas traverser seul la rue, tu peux sûrement lui apprendre à rester à l’écart de tout ce qui ressemble à des menhirs. »
Même s’il en avait convenu, il nourrissait en son for intérieur de profondes réserves. Pour ce qui était des enfants en bas âge, peut-être ; on pouvait les conditionner de sorte qu’ils n’enfoncent pas des fourchettes dans des prises électriques. Mais à mesure qu’ils approchaient de l’adolescence, qu’ilsdéveloppaient un appétit insatiable pour la découverte de soi et de toute chose inconnue ? Il ne se rappelait que trop bien sa propre adolescence. Dites à un garçon de douze ans de ne pas enfoncer de fourchette dans une prise et il ira fouiller dans le tiroir à argenterie dès que vous aurez le dos tourné. Les filles étaient peut-être différentes, mais il en doutait.
Sur le canapé, Amanda s’était couchée sur le dos, jambes en l’air, un gros nounours miteux en équilibre sur ses pieds auquel elle chantait Frère Jacques . Elle avait été trop jeune lors de sa traversée pour s’en souvenir. Ce n’était pas le cas de Jem. Il lui arrivait de se réveiller en sursaut au milieu de la nuit, les yeux écarquillés fixant le vide, incapable de décrire son cauchemar. Dieu merci, ce n’était pas fréquent.
Lui-même ne pouvait se remémorer leur dernière traversée sans en avoir froid dans le dos. Il avait serré Jemmy contre lui et s’était élancé dans… Il n’y avait pas de mot pour le décrire car l’humanité dans son ensemble ne l’avait jamais vécu, et encore heureux ! Il ne voyait rien à quoi il aurait pu le comparer.
Aucun des sens ne répondait plus… Parallèlement, ils étaient tous si éveillés que cet état d’hypersensibilité aurait été fatal s’il avait duré une seconde de plus. C’était un néant assourdissant dont le son vous déchirait, s’insinuait dans votre sang, cherchait à séparer chacune de vos cellules. Une cécité absolue, ou plutôt un aveuglement, comme lorsqu’on regardait droit vers le soleil. Et l’impact de… corps ? De fantômes ? D’êtres invisibles vous effleurant comme des ailes de phalènes ou vous percutant, vous traversant dans un enchevêtrement d’os. Et cette impression constante de hurler.
Y avait-il une odeur ? Il réfléchit, essayant de se rappeler. Mais oui, bien sûr… En outre, étrangement, c’était une odeur qu’il pouvait décrire : celle de l’air brûlé par la foudre… de l’ozone.
Incroyablement soulagé de détenir enfin une petite référence au monde normal, il écrivit :
On sent une puissante odeur d’ozone .
Son soulagement disparut presque aussitôt quand il se replongea dans les souvenirs.
Il avait eu l’impression que seule sa volonté les avait empêchés d’être arrachés l’un à l’autre, que seule une détermination aveugle à survivre lui avait évité d’être mis en pièces. D’avoir su à quoi s’attendre ne lui avait été d’aucun secours. Ce dernier passage avait été différent des précédents… et bien pire.
Il savait qu’il ne fallait pas les regarder… ces fantômes, si c’était bien de cela qu’il s’agissait. « Regarder » n’était pas le mot juste… leur prêter attention ? Là encore, il n’existait pas de terme approprié. Il poussa un soupir exaspéré.
— Sonnez les matines, sonnez les matines…
Il chanta doucement avec Mandy :
— Ding, ding, dong. Ding, ding, dong…
Il tapota le bout de sa plume contre le papier, songeur. Puis il se pencha à nouveau sur le cahier et tenta d’expliquer sa première tentative, la fois où il avait presque… à quelques instants près ? à quelques millimètres près ? à un degré de séparation infiniment petit près… rencontré son père et sa propre annihilation.
Il écrivit lentement : Je ne pense pas que l’on puisse croiser sa propre ligne de vie . Bree et Claire, deux femmes à l’esprit scientifique, lui avaient assuré que deux objets ne pouvaient exister dans un même espace, qu’il s’agisse de particules subatomiques ou d’éléphants. Cela expliquait sans doute pourquoi l’on ne pouvait exister deux fois dans un même temps.
Sans doute était-ce ce phénomène qui avait failli lui coûter la vie lors de sa première tentative. En s’avançant entre les menhirs, il avait pensé à son père. Il l’avait visualisé tel qu’il s’en souvenait, et donc tel qu’il était quand
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