Le prix du sang
conséquence, le député de Rivière-du-Loup partagea une demi-douzaine de soupers en tête-à -tête avec Marie au cours de lâété 1916.
Le dimanche 3 septembre, pour la première fois, les deux familles étaient réunies au complet pour un dîner au Château Frontenac . Même Gertrude, après dâinterminables négociations, sây trouvait, encadrée de Thalie dâun côté et dâAmélie de lâautre. Après un silence gêné, cette dernière se mit en frais de lui expliquer les nombreuses différences entre deux mois de liberté dans son village natal et dix mois dâincarcération chez les ursulines. Thalie intervenait parfois pour demander des détails, heureuse dâavoir pu échapper à pareille horreur.
Sans trop de mal, après lâéchange de quelques lettres au cours des deux derniers mois, Mathieu avait conservé Françoise dans de bonnes dispositions à son égard. Aussi la poignée de main, au moment de se revoir, dura bien plus longtemps que de raison. Les yeux se dirent des choses que la timidité, de part et dâautre, ne permettait pas de prononcer à haute voix.
Les adultes, et même les deux petites sÅurs complaisantes, firent en sorte quâils se retrouvent lâun en face de lâautre à une extrémité de la longue table rectangulaire. Les parents occupaient lâautre bout.
â Partagez-vous toutes les appréhensions dâAmélie à propos de lâannée qui commence? demanda bientôt le garçon.
Les deux filles Dubuc portaient leur costume de couventine. En fin dâaprès-midi, leur père les accompagnerait jusquâau parloir du monastère pour les y abandonner pour de longs mois.
â Vous savez, ce soir, au réfectoire, elle sera très contente de retrouver ses amies de lâan dernier.
â Voilà qui me rassure. Je songeais déjà au moyen de mettre une lime dans un pain pour la lui envoyer discrètement.
â Je suis certaine que les religieuses sauraient la trouver. Nous ne recevons jamais rien qui nâait été ouvert et examiné au préalable.
â Je me réjouis de constater que votre âme sera entre bonnes mains. Mais vous ne mâavez pas vraiment répondu. Comment vivrez-vous les prochains mois?
Le reproche se fit sur le ton de la complicité. Chacun se souvenait de la dernière fois où la petite sÅur avait été évoquée, masquant les expressions franches.
â En réalité, moins bien quâelle. Jâai moins de facilité à me lier. Jâai peur dâêtre bien timideâ¦
Une rougeur sur ses joues souligna lâaveu. Mathieu montra toutes ses dents dans un sourire, puis murmura sur le ton de la confidence :
â Avec pour résultat, sans doute, des amitiés plus profondes, plus durables aussi.
â Et moins nombreuses. Toutefois, après une année chez les ursulines, je connais bien quelques camarades. Jâaurai plaisir à les retrouver.
â Une éventualité qui ne vous rendra pas totalement heureuse.
Le garçon la devinait sans mal. Le visage mobile, enclin à rougir à la moindre émotion, trahissait toutes les pensées de sa vis-à -vis.
â Les repas à quarante de part et dâautre dâune table, les dortoirs, se brosser les dents tous les matins parmi une petite cohue⦠Quand maman était là , à Rivière-du-Loup, je revenais à la maison tous les soirs.
Thalie, son épaule touchant celle de son frère, écoutait depuis un instant. Elle intervint :
â Moi, je crois que je nâaurais pas pu me résoudre au pensionnat. Après la classe, je retrouvais Mathieu, mes parents, la routine du magasin. Un poids me quittait, iciâ¦
De la main, elle indiquait sa poitrine. Un moment, Françoise jalousa son aisance, cette faculté de sâexprimer sans gêne face à des inconnus. Surtout, avec un grand frère comme le sien, elle ne devait pas rougir chaque fois quâun garçon posait les yeux sur elle.
â Vous savez, les événements nous imposent parfois de nous adapter même au plus difficilement supportable, répondit-elle en baissant les yeux.
Thalie tendit la main au-dessus de la table afin de toucher lâautre main gantée. Le geste de sympathie suscita la surprise et un regard
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