Le prix du sang
lâun lâautre. Lorsque Mathieu glissa la clé dans la serrure de la porte du commerce, elle demanda :
â Tu crois que papa avait deviné? Quand on lit les paroles du testamentâ¦
â Que tu voulais imiter Irma Levasseur? Je ne pense pas. Mais lui, maman et moi, et sans doute aussi Gertrude, nous nous doutions bien que tu nâélèverais pas douze enfants pour repeupler la patrie ni ne deviendrais religieuse pour convertir les païens.
â Tu es au moins le meilleur grand frère de la rue. Mais pas de toute la ville, comme tu le répètes souvent⦠Prétentieux.
Dès que la porte sâouvrit, elle sâengouffra dans le magasin et sâengagea dans lâescalier en courant. Ses talons ferrés résonnaient joyeusement contre le bois. Mathieu réalisa alors que, depuis plus dâun mois, ce bruit familier sâétait tu. Combien il lui avait manqué!
3
Le domicile des Picard, dans la rue Scott, demeurait toujours aussi imposant. Une tourelle décorative flanquait la solide maison de brique. La façade sâornait dâune longue galerie couverte où, les jours dâété, les membres de la famille venaient boire un thé glacé ou une limonade. Ces occasions permettaient de parler de choses et dâautres, de lire un peu ou alors de regarder les passants. Habitant juste un peu plus bas dans la même artère, Fernand Dupire connaissait bien cet endroit. Bien quâil fût plus jeune de deux ans, Ãdouard avait été le meilleur â en vérité, le seul â ami de son adolescence. La rebuffade encaissée de la part de la grande sÅur, tout comme la fin des études du fils du commerçant, les avaient éloignés peu à peu.
Un instant après avoir entendu le son du heurtoir de bronze contre la surface de la porte, une jeune bonne de vingt-deux ou vingt-trois ans vint ouvrir. Le visiteur reconnut Jeanne, lâadolescente recrutée des années plus tôt. Depuis, la petite maigrichonne était devenue une femme.
â Monsieur?
â Mademoiselle Eugénie doit mâattendre.
à ce moment, la fille de la maison apparut dans le vestibule, un peu pâle, la mine empruntée.
â Je vais mâoccuper de monsieur Dupire. Par cette chaleur, je crois que le mieux serait dâapporter le thé à lâarrière. Ce sera plus confortable que le petit salon.
â Chaud ou froid?
« Ou, formulé autrement, comme les Anglais ou les Américains », songea la jeune femme. Elle regarda le visiteur et demanda, un sourire â son premier â sur les lèvres :
â Quâen pensez-vous, Fernand?
â Bien que je ne comprenne pas pourquoi, il semble que mieux vaut boire chaud pour combattre la canicule⦠Eugénie.
Lâemploi des prénoms, plutôt que des formels « Monsieur » et « Madame », marquait une étape importante dans le développement de leurs rapports.
â En conséquence, Jeanne, mieux vaut nous apporter une boisson brûlante⦠Suivez-moi.
Les derniers mots sâadressaient au visiteur, qui emboîta le pas à son hôtesse. Lâentrée donnait sur un long corridor menant jusquâà lâarrière de la maison. Lâescalier conduisant à lâétage débouchait sur celui-ci. Ãdouard, une raquette à la main, descendait justement.
â Fernand!⦠Jâai malheureusement un petit rendez-vous sportif avec des collègues.
â Cela tombe plutôt bien, car justement, je ne venais pas te voir, prononça le notaire un peu rougissant, tout en acceptant la main tendue.
Le jeune homme le contempla un moment, puis porta les yeux sur sa sÅur, dont les joues rosissaient très vite.
â ⦠Je comprends. Alors je vous souhaite à tous les deux une bonne fin dâaprès-midi.
Il sâesquiva tout de suite. Eugénie mena son visiteur jusquâà un minuscule boudoir sans meuble aucun. La pièce ne servait quâà permettre lâaccès à lâune des deux portes sâouvrant sur la cour arrière. Fernand découvrit une belle surface de verdure soulignée de quelques lilas, de rosiers rustiques et dâun érable suffisamment majestueux pour jeter son ombre sur un large espace.
â Câest curieux, je ne me rappelais pas les lieux ainsi. Excepté cet arbre, tout paraît
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