Le quatrième cavalier
fils est mort.
— Dieu ait sa pauvre âme en sa sainte garde, marmonna
Wirken en se signant.
J’étais en train de manger un morceau de jambon qu’il
regarda d’un air envieux, car j’enfreignais la règle du Carême. Il ne dit rien,
mais je vis qu’il me maudissait d’être païen.
— Et la dame Mildrith, repris-je, vivra une chaste
existence à présent. Elle dit vouloir rejoindre les sœurs à Cridianton.
— Il n’y a point de sœurs là-bas, dit Wirken. Elles
sont mortes. Les Danes s’en sont occupés avant de partir.
— D’autres nonnes s’y installeront.
Je ne m’en souciais guère, car le sort d’un petit couvent n’était
point mes affaires. Oxton non plus. Les Danes, eux, l’étaient.
Car telle était ma vie. Ce printemps-là, j’avais vingt et un
ans, et la moitié de ma vie je l’avais passée dans des armées. Je n’étais point
fermier. J’étais un guerrier, et j’avais été chassé de ma demeure de Bebbanburg
jusqu’aux bords de l’Anglie. Et je savais, tandis que Wirken continuait de
babiller qu’il avait surveillé nos greniers tout l’hiver, que j’allais
retourner au nord. Toujours plus loin. Vers ma terre.
— Tu t’es nourri tout l’hiver de nos réserves, l’accusai-je.
— Je les ai surveillées, seigneur.
— Et cela t’a fort engraissé.
Je remontai en selle. En croupe, je portais deux sacs
remplis d’argent que j’emportai à Exanceaster, où je retrouvai Steapa. Le
lendemain, avec six autres soldats de la garde de l’ealdorman Odda, nous
partîmes vers le nord. Notre route était jalonnée de colonnes de fumée, car
Svein incendiait et pillait en chemin, mais nous avions fait ce qu’Alfred nous
avait demandé. Nous avions poussé Svein vers Guthrum, afin d’unir les deux plus
grandes armées danes. Alfred savait n’avoir qu’une occasion de reprendre son
royaume : en remportant une seule bataille. Il devait vaincre tous les
Danes et les anéantir d’un seul coup, et son armée n’existait que dans son
esprit. Il avait fait mander que la fyrd de Wessex soit levée après
Pâques et avant la Pentecôte, mais personne ne savait si elle viendrait. Peut-être
ne rencontrerions-nous personne lorsque nous quitterions le marais, ou que la fyrd serait là, mais trop peu nombreuse. Alfred devait combattre ou perdre son
royaume. Nous allions donc nous battre.
11
— Tu auras de nombreux fils, déclara Iseult. (Il
faisait nuit et le croissant de lune était voilé par la brume. Quelque part au
nord-est, brûlaient une dizaine de feux : une patrouille de Danes
surveillait le marais.) Mais je suis désolée pour Uhtred.
C’est alors que je le pleurai. Je ne sais pourquoi mes
larmes avaient attendu si longtemps. Soudain, je fus bouleversé en repensant à
ce gâchis. Mon demi-frère et ma demi-sœur étaient morts bébés, et je ne me
rappelle pas avoir vu mon père pleurer, même s’il le fit peut-être. Je me
rappelle ma marâtre hurlant son chagrin et mon père, écœuré par ce spectacle, partant
chasser avec ses faucons et chiens.
— J’ai vu trois martins-pêcheurs hier, poursuivit
Iseult. Hild dit que le bleu de leurs plumes représente la Vierge et que le
rouge est le sang du Christ.
— Et qu’en dis-tu ?
— Que la mort de ton fils est ma faute.
— Wyrd bið ful årœd, dis-je.
La destinée est la destinée. Elle ne peut être changée ni
trompée. Alfred avait tenu à ce que j’épouse Mildrith pour que je sois lié au
Wessex et que je m’enracine dans son sol fertile ; mais mes racines
étaient en Northumbrie, enfoncées dans le rocher de Bebbanburg. Peut-être la
mort de mon fils était-elle un signe des dieux. Le destin voulait que je
retourne à ma forteresse du Nord, et peut-être serais-je un errant tant que je
n’aurais pas retrouvé Bebbanburg. Les hommes craignent les errants, car ils n’ont
nulle loi. Les Danes venaient en étrangers, sans racines, violents : voilà
pourquoi, pensai-je, j’étais toujours plus heureux en leur compagnie. Alfred
pouvait passer des heures à s’interroger sur la justesse d’une loi, qu’elle
traite du sort de l’orphelin ou de la sainteté des bornes dans les champs. Il
avait raison de s’en soucier, car les gens ne peuvent vivre ensemble sans loi, sans
quoi la moindre vache égarée mènerait à un bain de sang. Mais les Danes
taillaient dans les lois avec leurs épées. C’était plus simple ainsi.
— Ce n’était pas ta faute, dis-je. Tu n’as pas
Weitere Kostenlose Bücher