Le sac du palais d'ete

phrases d’une écriture si illisible que Bowles dut s’arracher les yeux pour arriver à les déchiffrer :
    De plus en plus lasse et fatiguée. Sacrifice suprême. Je l’ai fait pour mes enfants. Ils auront de quoi revenir à Londres. Elliott tiendra-t-il parole   ? J’ose l’espérer !
    Une enveloppe portant le nom de Laura avait été glissée entre les deux dernières pages.
    John commença à lire les premières lignes de la lettre qui était à l’intérieur :
     
    Ma chérie,
    Lorsque tu liras cette lettre, je ne serai plus de ce monde. Mes forces m’abandonnent si vite. Tu prieras le Seigneur pour moi afin qu’Il m’accorde son pardon pour la somme des actes néfastes que j’ai commis.
    Je m’en remets à toi pour que Joe ne manque de rien.
    Tu trouveras dans la pochette de quoi acheter les billets de retour…
     
    Pris de remords, John s’arrêta brusquement de lire.
    Tout journaliste qu’il était, il ne se sentait pas, à cet instant précis, le droit de violer une correspondance qui ne s’adressait pas à lui.

 
    61
     
    Nankin, 10 mai 1854
     
    Prise d’un irrépressible dégoût de tout, Jasmin Éthéré alla s’asseoir devant sa coiffeuse où son petit miroir rond de bronze renvoya son désespoir encadré de tresses sculptées dans l’ébène. Un irrépressible torrent de larmes lui brouilla soudain cette image. Pour la première fois, elle se sentait battue par le sort, incapable d’y faire face. Depuis le jour où Bowles était venu lui annoncer que Mesure de l’Incomparable avait péri au combat, elle se sentait en proie à une tristesse que même la joie de voir grandir Fleur de Sel n’arrivait pas à chasser.
    D’un geste qu’elle eût été bien incapable d’expliquer, elle se leva d’un bond et arracha ses vêtements avant de se précipiter vers la grande psyché aux pieds griffus qui trônait, incongrue, à l’autre bout de la chambre et que l’ancien propriétaire de sa maison, un riche mandarin dont la famille avait été exterminée lors de la prise de Nankin, avait achetée à un ébéniste portugais venu tenter sa chance en Chine.
    Entièrement nue comme lorsqu’elle s’exposait à la vue des hommes, Jasmin Éthéré se considéra longuement dans cette surface lisse qui entourait l’autre Jasmin Éthéré d’une eau sombre, presque mystérieuse, et la faisait surgir des profondeurs de la pénombre de la chambre. Les deux belles contorsionnistes avancèrent puis reculèrent en même temps, sans se quitter du regard, avant de faire un tour sur elles-mêmes, puis un autre, plus lent, leurs yeux scrutant les formes rebondies et désirables de leur double. Leurs mains lissèrent leur ventre, remontèrent jusqu’aux pointes de leurs seins qu’il suffisait d’effleurer pour qu’elles durcissent puis se mirent à descendre lentement jusqu’aux délicates fentes de la Vallée des Roses. Elle ferma les yeux, imaginant que l’une des Jasmin Éthéré était caressée par Tang, tandis que l’autre l’était par Mesure de l’Incomparable.
    Accepter de plaire aux hommes mais ne jamais rien leur céder, partager le plaisir du Heqi tout en demeurant libre de ses faits et gestes, et enfin ne compter que sur sa propre volonté ainsi que sur sa bonne étoile pour échapper aux jougs de toutes sortes sous lesquels ployait la femme chinoise, telle avait été, jusque-là, sa devise.
    Avait-elle eu raison de s’y tenir de façon aussi exigeante   ? Le fait est que Tang et Mesure de l’Incomparable, les deux amants avec lesquels elle avait communié dans le Heqi, lui manquaient à présent affreusement.
    Elle se regarda une dernière fois, détourna son regard d’elle-même pour poser ses yeux sur la psyché qui la considérait avec une ironie muette.
    Alors, les entrailles serrées et prise d’un soudain vertige, elle se jeta sur son lit et, secouée de spasmes des pieds à la tête, continua à y vider ses larmes, hantée par le souvenir des deux êtres qu’elle avait profondément aimés.
    Emportée par ce torrent de détresse qui créait dans sa tête un désordre étrange, elle ne voyait qu’une seule bouée de sauvetage : l’Angleterre !
    C’est là qu’elle devait absolument partir avec Fleur de Sel…
    Jasmin Éthéré en rêvait tellement, depuis que Laura lui avait parlé de son pays, qu’à force de la questionner sans cesse, elle s’en était brossé toute seule un portrait idyllique, imaginant Londres telle une immense ville propre comme un