Le sac du palais d'ete
anglais ? lui demanda, dès qu’il l’aperçut, le concierge, dans la langue de Shakespeare.
A sa grande surprise, il s’entendit répondre, alors que cela faisait des années qu’il n’avait pas prononcé un seul mot d’anglais :
— Oui !
Cette simple locution déclencha chez l’Anglais un rire tonitruant.
— À la bonne heure ! Cela fait des semaines que M. Johnson cherche un serveur bilingue… Es-tu intéressé par le job ?
— Pourquoi pas ! répondit, sans grande conviction, La Pierre de Lune qui, à cet instant précis, eût plutôt rêvé de partir en jonque vers un pays lointain.
— Suis-moi. C’est M. Johnson qui va être content ! fit le portier en le prenant par l’épaule.
Au moment où le jeune calligraphe franchit la porte du bureau de Lee Johnson, une pièce minuscule qui empestait le tabac, le propriétaire-fondateur du Club des Anglophiles, pipe au bec et bésicles sur le nez, y faisait ses comptes. Les affaires étaient bonnes. Au diapason de la croissance des grandes maisons de commerce, le nombre des adhérents au Club des Anglophiles, où l’on jouait autant au bridge qu’on faisait des affaires, augmentait de mois en mois.
— Cette personne parle anglais, monsieur Johnson, déclara, l’air triomphant, le concierge en s’effaçant derrière le Chinois.
Lee leva une tête anguleuse, dont la partie inférieure était noyée dans une barbe poivre et sel qui n’arrivait pas à cacher la protubérance de sa pomme d’Adam. Puis, après avoir toisé La Pierre de Lune et réfléchi moins de dix secondes, il planta ses yeux globuleux dans les siens et lui dit :
— Pourriez-vous répéter cette phrase : « Madame, monsieur, bienvenue au Club des Anglophiles, que puis-je pour votre service ?»
L’intéressé s’exécuta de façon impeccable.
— Vous êtes embauché ! Harrow, vous voudrez bien donner un uniforme à notre ami. Ce soir, nous attendons pas mal de monde. Il ne sera pas de trop ! laissa tomber Lee en replongeant dans ses livres comptables.
— Bien, monsieur Lee ! fît le portier en adoptant une posture proche du garde-à-vous, une vieille habitude de l’ancien sergent de l’armée des Indes qu’il était.
Une heure plus tard, La Pierre de Lune était sanglé dans un gilet rayé sur une blouse blanche aux larges manches et un pantalon de satin noir, beaucoup trop grands, qui avaient été ajustés avec des épingles. Il servit aussitôt ses premiers cocktails et ses premières coupes de Champagne bon marché aux Britanniques qui se pressaient au club à l’heure de l’apéritif.
Tu t’es fort bien débrouillé. Demain, tu pourras accueillir les clients sur le perron à ma place. M. Johnson souhaite que je l’accompagne à une réception au consulat britannique… lui dit le portier, la nuit venue, alors que le club s’apprêtait à fermer ses portes.
— M. Johnson ne m’a pas dit combien le travail est payé… hasarda La Pierre de Lune qui était échaudé, à cet égard, par ses récentes mésaventures.
— Le fixe hebdomadaire est de deux livres sterling d’argent. Les pourboires sont partagés entre tout le personnel. Les bons jours tu peux doubler ton salaire. La paie est due chaque fin de semaine.
Pendant que Harrow lui parlait, l’attention de La Pierre de Lune fut brusquement attirée par la gravure qui s’étalait à la une d’un journal traînant sur une des tables de l’entrée.
Lorsqu’il s’en empara d’une main tremblante et en proie à une émotion irrépressible, il savait déjà que c’était Laura, sa chère et tendre épouse, qui y était représentée en compagnie d’un grand Chinois aux très longs cheveux noués en chignon.
La légende de l’illustration lui confirma que sa femme posait en compagnie du Tianwan des Taiping en personne. Couchée sur cette page pourtant froissée et maculée par de multiples traces de doigts, Laura était égale à elle-même, rayonnante d’une beauté stupéfiante, rassurante telle la flamme salvatrice éclairant soudain les ténèbres où il avait manqué de se perdre. Comme s’il craignait qu’une fois cette lumière éteinte sa femme lui échappât à nouveau, il commença à serrer éperdument la feuille mais se ravisa juste à temps.
Il ne fallait pas la chiffonner.
Alors, bénissant le hasard – mais en était-ce vraiment un ? – qui l’avait fait se diriger vers le portier du club et le nez encore tout rempli de
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