Le sac du palais d'ete
professé ses vœux de soldat du Christ. Tout membre de la Compagnie de Jésus devait obéissance absolue à son supérieur. Refuser d’obéir, c’était trahir l’institution à laquelle on avait accepté de tout donner et, surtout, c’était faire preuve d’un individualisme qui n’était pas de mise. Le fantassin de l’Église était au service exclusif de son armée d’élite. Quand on cherchait à cultiver sa différence, il n’était guère judicieux d’aller frapper à la porte des jésuites.
Le Portugais, qui était, depuis quelques mois, en proie aux idées sombres, s’aperçut que le bas de sa soutane était constellé de traces blanchâtres de boue séchée. À l’instar de son âme, à ceci près, songea-t-il, accablé, qu’elle était souillée de vilaines taches noires… Le jésuite ne put s’empêcher de frissonner en pensant à cette âme de pécheur qui risquait fort de ne pas être sauvée. Car lorsque les remords le prenaient à la gorge, Diogo de Freitas Branco, qui avait des penchants cyclothymiques, se voyait à la merci du terrible courroux de Dieu. Il avait péché, et le pécheur non repenti allait en enfer ! C’était écrit en toutes lettres dans la Bible… et aussi, même si c’était en filigrane, dans les Évangiles.
Quand le Portugais était fatigué, il avait toujours le moral en berne. Et ce jour-là, il y avait quelques bonnes raisons à son épuisement : il venait de passer trois longues heures à poireauter dans le pièce surchauffée du Bureau des Formalités Silencieuses. Ce n’était pas une mince épreuve que d’attendre qu’un mandarin hautain daignât prendre connaissance « en silence » – puisque c’était la procédure – des paperasses que devaient obligatoirement présenter chaque année les nez longs aux autorités municipales de Shanghai, lorsqu’ils professaient, ainsi que le stipulait le règlement, « des idées nouvelles dans des lieux ouverts aux gens », ce qui était évidemment le cas des pères jésuites. Pour corser le tout, il était tombé sur un fonctionnaire vétilleux. Ultra-méfiant, xénophobe et nationaliste, il avait excédé le Portugais avec une multitude de questions aussi inquisitoriales que stupides. En s’efforçant de garder son calme, Diogo de Freitas Branco avait décliné l’identité de tous ses collègues : les Français Anselmy, Jaccard et de Moustiers, toujours prêts à distribuer de l’argent aux pauvres alors que les caisses de la communauté étaient vides ; les Italiens Frigerio et Indagini, plus réalistes, mais essentiellement préoccupés par des questions liturgiques et théologiques qui n’intéressaient qu’eux-mêmes ; le Hollandais Van Houten, le seul à faire preuve de pragmatisme, et qui avait ouvert un réfectoire où il nourrissait chaque jour des centaines d’indigents ; l’Allemand von Furstenberg, compositeur de musique sacrée et virtuose à l’orgue mais condamné à faire ses gammes sur la table de la salle à manger, étant donné que cet instrument était intransportable, sans oublier son compatriote Manoel Gœs e Fonseca, en charge de la surveillance des biens de la communauté et dont il se méfiait comme de la peste car ce fouineur malin comme un singe pouvait à tout moment tomber sur le pot aux roses dont il ne fallait à aucun prix qu’il fut découvert… Le mandarin obtus, cherchant la petite bête, était allé jusqu’à l’interroger sur la façon dont il percevait Confucius et le Fils du Ciel, obligeant le Portugais à se livrer à une piteuse défense et illustration du respect qu’il vouait à Maître Kong !
Freitas, qui était resté debout pendant toute la séance, en avait mal au dos.
Arrivé en vue de la chapelle de la communauté jésuitique et de son presbytère, il s’engouffra dans une ruelle où il se perdit rapidement dans la pénombre. Il ne tenait pas à être vu et Fonseca passait le plus clair de son temps accoudé au balcon qui surplombait l’entrée du bâtiment communautaire à scruter les va-et-vient de ses « frères dans le Christ »…
Freitas avait le sens du devoir chevillé au corps, même si celui-ci, hybride, avait un double visage : celui d’un jésuite, certes, mais aussi celui d’un aventurier légèrement chenapan sur les bords… Il est même possible d’affirmer, sans trahir la réalité complexe du personnage, que son incapacité à se soustraire à ses obligations ecclésiastiques était aussi ce qui
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