Le sac du palais d'ete
le conduisait à franchir de temps à autre la ligne jaune. Il passait alors du rôle de zélé défenseur de sa cause religieuse à celui d’un être marginal que les hasards de l’existence avaient porté à des extrémités fort coupables.
Ce soir-là, il avait rendez-vous avec un enfant âgé de deux ans à peine et, s’il tenait à ce point à ce que personne ne fût au courant, c’est qu’il s’agissait de sa propre fille. Depuis quelques jours, l’enfant n’était pas bien. Elle brûlait de fièvre et avait la peau couverte de vilaines taches. Lorsqu’il poussa la porte d’une masure à moitié en ruine, Châtaigne d’Eau l’avait dans les bras et essayait de l’allaiter.
— Comment va Marie Flore ? s’écria Freitas, la mine inquiète.
Pour la première fois, sa fille affrontait la terrible épreuve de la maladie. D’ordinaire, dès qu’il la voyait, Diogo de Freitas Branco se sentait fondre, mais ce soir-là, c’était l’angoisse qui étreignait son cœur.
— Notre petite Rose Éminente ne va pas mieux…
Châtaigne d’Eau et Diogo de Freitas Branco avaient choisi d’appeler le fruit de leur union par ce nom double. Pour son père, elle était Marie Flore, et pour sa mère, Rose Éminente…
— Est-elle toujours aussi fiévreuse ? demanda son père, complètement défait, après avoir posé sa main sur le front de l’enfant.
— Depuis tout à l’heure, je m’échine à lui donner le sein mais elle ne veut rien prendre ! J’ai si peur que ses souffles ne puissent ni monter ni descendre {13} … gémit sa mère, livide, qui faisait peine à voir.
— Le médecin est-il venu ? s’enquit le jésuite dont l’angoisse étreignait la voix.
— Oui. Au fait, je n’avais pas de quoi le payer et il doit repasser tout à l’heure.
Freitas sortit quelques liang de sa poche et les tendit à sa femme avant de lui prendre la petite. Chaque fois qu’il accomplissait ce geste, il repensait à ce moment étrange, décisif, terrible et magique à la fois, de sa rencontre avec Châtaigne d’Eau.
Elle avait eu lieu trois ans plus tôt, alors qu’il entamait sa deuxième année de présence à Shanghai. Il mettait la dernière main à l’atelier de production des ornements liturgiques. Ce projet continuait à lui valoir les railleries de la plupart de ses collègues qui n’y voyaient qu’une étrange lubie et doutaient de la réalité de sa mise en œuvre. Se sachant attendu au tournant, Freitas s’était mis en quête d’ouvrières brodeuses susceptibles d’assurer la fabrication de ses chasubles et de ses étoles et n’avait rien trouvé de mieux que d’aller puiser dans le vivier de la manufacture impériale des soieries. Pour attirer à lui les meilleurs éléments, il leur avait proposé de doubler leurs salaires. Dans le flot des candidats des deux sexes attirés par une telle aubaine, il avait vu débarquer une jeune femme dont le teint diaphane, qui témoignait d’une malnutrition chronique, n’arrivait pas à éclipser la beauté fulgurante. Le parfait ovale de son visage aux pommettes saillantes et au nez légèrement retroussé faisait penser à ceux des madones de la Renaissance.
Le coup de foudre avait été immédiat.
Châtaigne d’Eau était issue du peuple de ces marchands ambulants d’Asie centrale dont la richesse provenait du commerce de la soie et des métaux précieux qu’ils pratiquaient depuis des millénaires. L’avènement de la dynastie mongole, très hostile à l’importation en territoire chinois de tout ce qui pouvait rappeler leurs origines nomades, les avait obligés à cesser leur commerce pour se fixer dans la province du Zhejiang. Cette sédentarisation forcée avait plongé dans la misère ces passeurs de culture grâce auxquels le bouddhisme indien avait inondé la Chine, et la plupart étaient devenus ouvriers dans les soieries impériales.
Freitas, subjugué par sa beauté, ne savait pas trop comment l’aborder lorsqu’elle lui avait demandé, tout intimidée :
— Il paraît que vous cherchez des gens capables de broder correctement la soie ?
— C’est exact ! avait répondu le jésuite, gorge nouée et troublé à l’extrême par la jeune femme.
— Depuis des générations, ma famille travaille à la manufacture impériale de soie. J’y ai moi-même gagné le dernier concours de broderie. Mais la direction ne verse plus les salaires aux ouvriers.
Mes parents sont très âgés. Ils
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