Le salut du corbeau
prendrais-tu pour saint Pierre, maintenant ?
— Ferme-la. Je suis ton pire créancier. Tu vas me payer ça très cher, je te le garantis. Tu vas aussi me payer dix fois chacun des coups que tu m’as donnés. Tout le mal que tu m’as fait… tout ce que tu m’as enlevé… je m’apprête à te le faire perdre.
Il se déplaça à côté du bourreau. Il leva le pied au-dessus de lui et dit en souriant :
— In cauda venenum (85) .
Deux fois, il le frappa à l’aine à coups de talon. Louis hurla et se coucha en chien de fusil, une seule main entre les jambes, son autre bras étant maintenu en l’air par le bracelet. La lumière du jour qui pénétrait par l’ouverture de la tour s’éteignit brusquement et Sam tourna la tête.
— Malepeste, qu’est-ce que c’était que ce cri de mort ? demanda l’un des hommes. Tu lui as tordu les génitoires*, ou quoi ?
— Attendez, vous n’avez encore rien vu, répondit Sam, ravi de l’effet produit.
Louis se berçait en geignant tout bas, dans un cliquetis de chaîne. L’évanouissement, l’absence. C’était la seule manière de se soustraire à ces cuisantes palpitations, à cette agonie, à ce feu qui le consumait encore. D’un coup de bassin, il se tourna sur le dos et demeura arqué. Il lâcha un hurlement terrifié avant de s’affaisser, pris de convulsions.
Les hommes prirent peur. Horrifié, le jeunot à l’épée recula vers l’ouverture de la tour avec une extrême lenteur. Il se retourna enfin et détala, abandonnant là le damas de Louis et bousculant les hommes qui obstruaient l’entrée. Sam lui-même prit ses distances. Tout à coup, son idée ne lui paraissait plus aussi bonne. Mais il se ressaisit et commenta, l’air bravache :
— Ce n’est pas très beau à voir, hein ?
— Par les os de saint Denis, mais qu’est-ce que c’est ?
— Ne te fais pas de bile, l’ami. Ce n’est que de l’épilence*.
Et il sourit à Louis qui serrait les mâchoires au point que sa bouche n’était plus qu’une mince fente par les coins de laquelle s’échappait de l’écume blanche. Des grognements sinistres lui sourdaient de la gorge. Ses paupières entrouvertes laissaient apparaître le blanc des yeux révulsés. De l’écume s’accrochait à sa barbe naissante.
Une fois que le corps du géant eut cessé d’être agité de soubresauts, Sam s’accroupit à ses côtés et se servit de sa dague pour achever de couper et d’arracher par grandes secousses ses vêtements en lambeaux, sans tenir compte des entailles superficielles qu’il lui infligeait un peu partout. Louis ne broncha pas sous ce traitement. Toujours inconscient, les yeux un peu ouverts, il soufflait bruyamment.
— Non, mais regardez-le, ce sabouleux*. Il ne sait même pas dormir comme tout le monde.
Par dérision, Sam tourna brièvement Louis sur le côté pour décoincer un lambeau de tunique. Il leur dévoila son corps couturé sur lequel s’étoilaient de nouvelles ecchymoses bleutées comme des taches de mauvaise encre sur un parchemin palimpseste* gratté trop de fois.
— Oh ! merdaille, dit l’un des hommes.
— Il est aussi rapiécé que ses vieilles hardes, dit un autre.
— Il nous faudrait un prêtre. On ne sait jamais.
— Mais non. Inutile, puisqu’il n’a pas d’âme, dit Sam, qui ne prêtait qu’une oreille distraite à leurs propos teintés d’inquiétude.
Il grinçait des dents, alors que se confondaient en lui les effets de l’alcool et le dégoût qu’il éprouvait envers Louis, mais surtout envers lui-même. Il rejetait sa conscience dans son incapacité à lâcher prise, et sa haine, qui n’avait cessé de s’amplifier malgré les trêves passées, l’empêchait de voir le vague sentiment de culpabilité dont il refusait d’admettre l’existence. Il ne voulait pas éprouver de sympathie pour lui.
— Bigre ! s’exclama-t-il. Voici qui explique bien des choses. Je détiens enfin la preuve que je cherchais. Parce que, même ainsi armé d’une fort jolie boudiné, à demi châtré comme il l’est, elle ne lui sert à rien.
Il attendit que Louis présente les premiers signes d’un réveil pour lui empoigner les bourses et les lui tordre, déclenchant une nouvelle crise.
— Arrête, l’Escot*, ce n’est pas drôle, dit quelqu’un.
Sam se tourna vers l’homme et lui dit :
— Libre à toi de regarder ailleurs, si ça t’indispose. Je n’ai aucune envie de compatir pour lui après tout le mal
Weitere Kostenlose Bücher