Le salut du corbeau

déballez-vous, le cadeau de votre mari, ou bien allez-vous passer le reste de la journée à le caresser comme ça ? Sans vouloir vous offenser, comme de raison, maître. Parce que moi, j’ai bien hâte de savoir ce que c’est.
    — Avec votre permission, Louis, j’aimerais venir vous tenir compagnie. Je l’ouvrirai parmi vous tous.
    Il fit un signe de tête à Blandine et s’en alla regagner son fauteuil. Mais Margot l’attendait de pied ferme avec ses baquets de neige fondue. Avant de revenir dans la grande pièce, il dut s’immerger dans un bain d’eau glacée dans la cuisine. Il y demeura plus longtemps qu’Hubert qui, lui, était ensuite allé se mettre au lit sans réticence.
    De retour dans la grande pièce, Louis se laissa mettre des cataplasmes dans le dos et sur la poitrine par Margot, qui prétendit ne pas voir ses cicatrices.
    — Là. Restez bien tranquille au coin du feu. Je vous apporte…
    — Un grog, l’interrompit Louis.
    Thierry éclata de rire.
    — Bien, va pour le grog, répondit Margot.
    Elle disparut dans la cuisine pour y prendre un petit flacon d’eau-de-vie, de même qu’un peu du précieux citron frais qui venait d’être ramené. Du même coup, elle s’occupa de la baignoire dans laquelle surnageaient des résidus de savon. Louis avait profité de l’occasion pour se laver, même si, depuis la veille, il n’avait pas dû beaucoup se salir.
    — … On compte un peu trop sur la fin du monde pour régler nos problèmes, à mon avis, était en train de dire le père Lionel aux autres qui étaient réunis autour de la table et qui semblaient espérer, sans toutefois trop le montrer, se faire eux aussi servir un grog.
    Seuls Jehanne et Louis étaient demeurés à leurs places. Miel, le chat jaune, s’était lové sur les genoux de la jeune femme et jouait avec le ruban qui avait enveloppé le cadeau de Louis, une petite parure faite d’une unique pierre semi-précieuse destinée à orner le front une fois qu’elle était accrochée aux cheveux. Pendant que les autres conversaient entre eux, Jehanne remercia son mari et lui dit :
    — Cela doit faire joli sur une femme qui a de beaux cheveux. Les miens sont tout ternes, ils tombent par touffes. On me voit le fond de la tête, n’est-ce pas ?
    — Il me semble que non.
    — Si, on le voit. C’est laid, Louis, je suis devenue affreuse et difforme.
    Des larmes se mirent à rouler sur ses joues arrondies par une enflure malsaine. Louis détourna le regard et feignit de se rendormir, en murmurant :
    — Quoi que j’essaie, faut toujours que ça aille de travers.
    Jehanne s’en voulut amèrement. Elle essaya de mettre l’affiquet et n’y parvint pas.
    Cet échange entre les époux s’était déroulé discrètement. Les autres n’avaient rien vu, car ils avaient entrepris une discussion théologique qui promettait de s’éterniser.
    — Depuis tout le temps qu’on parle de la fin du monde qui approche et qui ne vient jamais ! disait Toinot.
    Lionel porta machinalement la main à sa poitrine où était logé un cilice et renchérit :
    — Cela me fait penser à ce frère moine, Jean de La Rochetaillade. Pendant près de trente ans il a prédit des malheurs qu’on attend encore…
    — Comme si on n’en avait pas suffisamment comme ça ! interrompit Margot.
    — Tout juste ! Eh bien, Sa Sainteté le pape Innocent VI s’est tant et si bien lassé de la chose qu’il a fait emprisonner ce prophète malchanceux en son palais d’Avignon (43) . Telle est l’étrangeté de ce monde : il eût fallu qu’au moins un de ses cataclysmes se réalise pour qu’on lui rende tous les honneurs.
    — À en croire ce genre de prophète, le monde se meurt depuis longtemps, fit remarquer Thierry.
    — Cela vient de notre propension à circonscrire le destin de l’humanité à l’intérieur de frontières qui sont pour nous compréhensibles. La Création en est le début et elle doit s’achever, le plus tôt possible selon certains, avec la parousie*, espoir des affligés et prélude au Jugement dernier. En adoptant cette pensée résignée, nous renonçons à améliorer notre existence ici-bas, car seul importe notre accès à l’au-delà. L’âme humaine ne peut se résoudre à vivre avec son temps comme son corps est contraint de le faire.
    — Mais qu’en est-il de vous, père ? demanda Blandine. Y croyez-vous, à cette fin du monde, ou pas ?
    — Je crois à la fin d’un monde. Mais je crois