Le Sang d’Aphrodite
pensées et n’entendit pas Philippos répliquer à mi-voix :
— Moi aussi, je commence à avoir une petite idée sur la question… Je jure sur l’âme immortelle de Nadia – mais aussi sur la croix de mon épée – que le meurtrier aux aromates ne m’échappera pas !
La visite d’Artem avait mis Klim de belle humeur : il avait aidé Artem avec ses déductions sur la personnalité de l’assassin, et en même temps il avait remis le fier boyard à sa place au moyen d’une réplique spirituelle et pertinente ! Certes, il savait qu’Artem était incapable de commettre une action indélicate et il ne craignait point que Vesna puisse lui être infidèle. Mais il tenait à leur laisser entendre que, tout vieux et difforme qu’il était, il ne permettrait à personne de faire la cour à son épouse légitime !
Après le départ de ses hôtes, il déjeuna d’un excellent appétit et fit une petite sieste, puis alla s’enfermer dans son officine afin de se livrer à des expériences. Il n’en émergea que bien après le coucher du soleil. Vesna avait soupé sans lui et était montée dans sa chambre. Une servante ensommeillée accourut en entendant Klim aller et venir, mais le bossu la renvoya se coucher. Il se contenta de grignoter un quignon de pain avec un morceau de fromage, arrosant copieusement ce frugal repas d’eau-de-vie aux airelles. Il finit par s’endormir dans son fauteuil, à la lueur de l’unique bougie qui continuait à éclairer la table. Celle-ci s’éteignit en grésillant au bout d’un quart d’heure. À présent, seuls les ronflements du bossu se faisaient entendre dans le silence et l’obscurité qui enveloppaient la maison.
Pendant que l’apothicaire et sa maisonnée dormaient paisiblement, la Mort rôdait sous leurs fenêtres. Les cloches de la cathédrale venaient de sonner trois heures de la nuit quand une silhouette aux formes dissimulées sous une cape, mains gantées et visage masqué par un capuchon, s’introduisit par la fenêtre ouverte dans l’officine de l’apothicaire. Le visiteur tira de sa poche une baguette de bois résineux et l’alluma à l’aide d’un briquet de silex. Il se mit à inspecter la pièce à la lumière de sa torche, respirant avec curiosité l’indéfinissable mélange d’arômes sauvages qui embaumait l’air.
Il se dirigea d’abord vers une grande table où quelques rouleaux d’écorce de bouleau traînaient parmi les bottes d’herbes et les ustensiles d’apothicairerie. Il les déroula l’un après l’autre pour les examiner. À part quelques lettres et factures récentes, il n’y découvrit que des formules sibyllines accompagnées de commentaires non moins sibyllins.
Laissant là les rouleaux d’écorce, il leva sa torche et regarda autour de lui. S’il avait pris le risque de venir ici au milieu de la nuit, c’était pour détruire tous les documents mentionnant son nom. Il devait à tout prix retrouver les registres de l’apothicaire, le livre où celui-ci notait le nom des clients et celui des produits vendus. Où avait-il bien pu le ranger ? Il s’approcha des rayonnages qui couraient le long des murs. Des dizaines de pots et de fioles voisinaient avec des tablettes de cire empilées à la diable. Il examina les inscriptions sur les tablettes : à l’instar des rouleaux d’écorce, elles portaient sur différents remèdes et préparations. L’intrus étouffa un juron, il commençait à s’impatienter. Il se dirigea vers le rideau bariolé qui masquait un coin de la pièce et le tira, dévoilant une étagère chargée d’élégants flacons à parfum. Soudain, il l’aperçut : un codex grossièrement relié sur planchettes de bois trônait sur le dernier rayon. Il souleva le manuscrit et alla le disposer sur la table, à côté d’un grand chandelier dont il alluma les bougies avant d’éteindre sa torche. Puis il s’installa tranquillement dans le fauteuil de l’apothicaire, ouvrit le livre et se mit à le parcourir page par page.
Les inscriptions laconiques à l’encre brune qui couvraient le parchemin raturé se rapportaient à toutes les opérations commerciales de l’apothicaire. À sa surprise, le visiteur ne trouva aucune mention de son nom ! Il n’en revenait pas. Ainsi, Klim ne lui avait pas menti en jurant de garder secret leur petit commerce ! Rien ne l’obligeait donc à détruire ce registre ni à supprimer le bossu, il pouvait lui laisser la vie sauve… Pourquoi pas ?
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