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Le sang de grâce

Le sang de grâce

Titel: Le sang de grâce Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Andrea H. Japp
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s’extasia sur les chansons d’amour du chevalier Hugues [44] , châtelain d’Arras qui, sur le point de partir en croisade, faisait
ses adieux à sa mie avec une bouleversante délicatesse. Au contraire, elle
s’emporta sur ce Chastie-Musard [45] ,
poème outrancièrement misogyne dont la vogue dans certains milieux ne se
démentait pas depuis plus de cinquante ans.
    — Vraiment, quelle bêtise
amassée dans ces rimes ! Un fatras de lieux communs… Une telle exécration
des femmes s’y lit ! J’ai honte pour l’auteur qui eut la prudence, ou la
couardise, de demeurer anonyme. Quelle grossièreté !
    Il souriait, séduit au-delà de
lui-même, sans véritablement prêter attention à son emportement. Dieu qu’elle
lui avait manqué. Dieu qu’il s’était ennuyé d’elle, sans elle. Plus rien
n’avait de sens, de joliesse, d’intérêt. Comment se pouvait-il que sa vie en
soit venue à dépendre autant de cette femme qu’il ne connaissait pas quelques
mois plus tôt ? Quelle importance, au fond ? Aucune.
    — Vous ennuierais-je,
monsieur ? J’en serais désolée. Je m’égare parfois. C’est que j’ai peu la
chance d’avoir auprès de moi interlocuteur de valeur. J’abuse sans doute de
votre patience.
    Il sursauta, confus.
    — Non pas, madame. Vous me
ravissez, au contraire. Cela étant…
    — Cela étant ? le
pressa-t-elle.
    — Cela étant, l’exécration de
la douce gent est si commune qu’elle doit dissimuler autre chose.
    — Qu’est-ce ?
    — La peur, bien sûr.
    — La peur ? Qui
sommes-nous pour faire peur ?
    — Autres. Indispensables. Et
les hommes souhaitent toujours dominer l’indispensable afin de ne jamais
souffrir de son manque. Et puis… mais ce ne sont pas là confidences appropriées
pour des oreilles de dame.
    — Vous oubliez que je fus
mariée et avec enfant.
    À cet instant très précis, la
crainte diffuse d’avancer, de se découvrir s’évanouit en Artus. Il la considéra
longuement. Ce grand regard noir, impénétrable et si grave la troublait, lui
faisait perdre pied.
    — Me pardonnerez-vous une muflerie
si je l’ose ?
    Elle bouillait de curiosité,
d’impatience aussi, bien que refusant de l’admettre :
    — Du moins puis-je l’écouter
sereinement.
    — Si peu.
    — Votre pardon ?
    — Vous affirmez avoir été
mariée. Je rétorque « si peu ».
    L’univers de sous-entendus était si
vertigineux qu’elle déglutit avec peine. Cherchant une honorable parade, elle
plaisanta, sans beaucoup de talent :
    — Peut-on être mariée
« beaucoup » ou « fort peu » ?
    — En douteriez-vous,
madame ?
    La joute courtoise s’avérait plus
risquée qu’elle ne l’avait pronostiqué. Elle se leva avec grâce et
déclara :
    — Mille excuses. Il me faut
aller vérifier les progrès d’Adeline en cuisine, si nous voulons souper sous
peu.
    — Ah… les préparatifs du repas,
de la nuit ou du bain… inépuisable parade des dames.
    — Je ne…
    — Vous comprenez fort bien, la
coupa-t-il. Je gage qu’Adeline s’en sort vaillamment avec ses pots et ses
marmites, au point que votre secours serait superflu. Asseyez-vous, je vous en
prie.
    Agnès s’exécuta à contrecœur.
L’amusement du début cédait place à une sorte de panique. Au fond, elle
connaissait si peu le monde, les jeux de l’amour et de la séduction.
Contrairement à ce qu’elle avait voulu croire, il ne suffisait pas d’être femme
pour s’y orienter. Après tout, qu’était-elle hormis une paysanne noble ?
Lui devait savoir. Lui devait s’être frotté à la cour et, sans doute, à bien
des courtisanes dont la profession était de ferrer, de plaire et surtout de
durer.
    — Seriez-vous mal à votre aise,
madame ? Je m’en voudrais.
    Forçant un sourire, elle hocha la
tête en signe de dénégation. Il poursuivit :
    — Admettez… Faites-moi la grâce
d’admettre que cette conversation qui s’applique à ne jamais parvenir au vif du
sujet est allée trop loin et qu’elle mérite, à tout le moins, une conclusion.
    — Nous discutions poésie…
    — Allons, madame ! Nous
discutions de véritable amour bien que le mot ne fût jamais prononcé, je vous
l’accorde…
    Elle lutta contre l’émotion qui
l’essoufflait, redoutant, désespérant d’entendre la suite.
    — … les mots, ces mots me
font défaut. J’en ai peu usé et depuis fort longtemps. Je me trouve comme un
benêt devant vous. J’ai… l’âge que pourrait

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