Le sang des Borgia
à la chevelure poivre et sel, il souriait volontiers et savait se montrer persuasif. Mais il avait aussi son côté obscur ; avant même d’atteindre sa majorité, il avait tué près d’une centaine d’hommes, dans le cadre d’activités clandestines ressemblant d’assez près au banditisme. Il semblait avoir changé et gouvernait sa ville avec bienveillance. Mais il redoutait César et serait prêt à tout pour l’abattre.
Il convoqua donc une réunion à laquelle il invita Guido Feltra, le vaincu d’Urbino. Celui-ci prit la parole, d’une voix si basse qu’il fallait tendre l’oreille – sans jamais oublier, toutefois, que chacune de ses paroles était une menace.
Bentivoglio et lui étaient ennemis des Borgia, ce qui n’avait rien d’étonnant ; plus surprenante était la présence de ceux qui jusque-là avaient bien servi César. Oliver Da Fermo, et Vito Vitelli en personne, assistèrent aussi à cette entrevue. L’artilleur était furieux d’avoir dû abandonner Arezzo. Les deux hommes, qui savaient que la campagne menée par César le mettait en grand danger, commandaient aussi une bonne part de son armée.
Les conjurés convinrent d’un plan. Il leur faudrait d’abord de nouveaux alliés. Cela fait, ils se rencontreraient de nouveau pour organiser leurs troupes et, chose plus importante encore, décideraient du moment de l’attaque. Les jours de César Borgia étaient comptés !
Ignorant des dangers qu’il courait, celui-ci était dans son quartier général d’Urbino, savourant un vin sorti des caves de Guido Feltra, quand l’un de ses aides de camp lui annonça l’arrivée d’un gentilhomme florentin venu le voir. C’était Machiavel.
Quand le visiteur ôta sa longue cape grise, César nota qu’il paraissait las et pâle. Il lui offrit donc un fauteuil et lui versa à boire.
— Que me vaut l’honneur de recevoir en pleine nuit la fleur de la diplomatie florentine ? demanda-t-il en souriant.
— Des affaires d’importance, César, répondit Machiavel, le visage soucieux. Je serai franc. On a demandé à Florence de se joindre à un complot de grande ampleur contre vous. Certains de vos plus proches adjoints y sont impliqués, dont quelqu’un que sans doute vous n’auriez guère soupçonné : Vito Vitelli.
Machiavel donna également les noms de tous ceux qui s’étaient réunis à Magioni.
César fut stupéfait, mais se garda bien de le montrer.
— Et pourquoi me révéler tout cela ? demanda-t-il. L’intérêt de Florence ne serait-il pas de voir mes campagnes prendre fin ?
— Nous avons longuement débattu de cette question. Les conjurés sont-ils moins dangereux que les Borgia ? La décision n’a pas été facile, et ce n’est pas la Signoria, mais une séance impromptue du Conseil des Dix, qui l’a prise. Je leur ai dit que vous étiez un homme parfaitement rationnel, et que vos objectifs, du moins ceux que vous avez déclarés, paraissaient fort raisonnables. Je crois par ailleurs que vous ne tenteriez pas d’attaquer Florence, à cause du refus français.
Les conspirateurs sont beaucoup plus inquiétants. Paolo Orsini est à demi fou, sa famille déteste le gouvernement florentin, Vitelli abhorre Florence elle-même, Dieu sait pourquoi ! Nous savons qu’ils vous ont pressé de nous attaquer lors de votre dernière campagne, et que vous avez refusé. Ce témoignage de fidélité a beaucoup compté pour nous.
Si ces hommes réussissent à vous abattre, ils feront déposer votre père et choisiront un autre pape à leur dévotion. De ce point de vue, ce serait une catastrophe : contrairement à vous, ils n’hésiteraient pas à attaquer et à piller Florence.
J’ai d’ailleurs déclaré aux membres du Conseil qu’on ne pouvait faire confiance aux conjurés, parce qu’ils sont trop bavards, et que vous les écraseriez, vu la supériorité de vos compétences tactiques. J’ai donc simplement recommandé que nous vous prévenions directement, ce qui peut-être nous assurera de votre bonne volonté.
César éclata de rire :
— Machiavel, dit-il en lui tapant dans le dos, vous êtes sans égal, vraiment sans égal ! Votre franchise est époustouflante, votre cynisme éblouissant !
Bien que prévenu, César se retrouvait dans une position presque désespérée. Il agit donc avec une promptitude foudroyante, retira d’Urbino et de Camerino les troupes qui lui étaient fidèles, les concentrant, plus au nord, dans des forteresses romagnoles
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