Le sang des Borgia
contre moi. Tout change, et maintenant que tu n’es plus cardinal, tu pourras toi aussi trouver un amour aussi complet que le mien.
Il se tourna enfin vers elle, le cœur lourd. Ses yeux brûlaient de colère :
— C’est tout ce que tu ressens, après nos années ensemble ? Quelques mois t’ont suffi pour offrir ton cœur à un autre ? Et que t’a-t-il donné en échange ?
— César, répondit-elle, les larmes aux yeux, Alfonso me comble de sa tendresse et de son affection. C’est un amour qui remplit mon cœur et ma vie, et surtout je n’ai pas à le cacher. Il n’est pas interdit, mais béni, ce que toi et moi ne pourrons jamais connaître ensemble.
Il eut un ricanement :
— Et tes promesses de n’aimer que moi ? Tout est oublié, en si peu de temps ? Tu te donnes à un autre parce que l’Église vous a bénis ? Tu le laisses t’embrasser comme je le faisais ? Ton corps brûle du même feu ?
— Pour moi, il n’y aura jamais personne d’autre que toi, dit-elle d’une voix tremblante. Tu as été mon premier amour, c’est avec toi que j’ai partagé les secrets de mon corps, comme ceux de mon cœur, comme toutes mes pensées.
Elle s’approcha, prit son visage entre ses mains, le regarda droit dans les yeux, sans qu’il se dérobe :
— Mais tu es mon frère, César. Notre amour a toujours été marqué par le péché, mais si le Saint-Père l’a approuvé, Dieu n’en fera rien. Inutile d’être pape ou cardinal pour savoir ce qu’est le péché.
— Notre amour, un péché ? Jamais je ne l’accepterai ! C’était la seule chose authentique de ma vie, et je t’interdis de le rabaisser ! Je ne vivais que pour toi. Je pouvais supporter que père aime Juan plus que moi, car je savais que tu m’aimais plus que lui. Mais que vais-je faire, maintenant que tu me préfères un autre ?
Elle s’assit sur le lit et secoua la tête :
— Je n’aime pas Alfonso plus que toi, je l’aime différemment. Il est mon mari. César, ta vie commence à peine. Père va te nommer capitaine général des troupes pontificales, et tu pourras livrer de grandes batailles, comme tu l’as toujours rêvé. Tu te marieras, tu auras des enfants qui seront vraiment les tiens. Tu seras maître de ton destin. Ta vie tout entière est devant toi, parce que tu es enfin libre. Je ne veux pas être la cause de ton malheur, car tu m’es plus cher que le Saint-Père lui-même.
Il se pencha pour l’embrasser. Un baiser tendre, comme un frère en donne à sa sœur… et quelque chose en lui parut se briser. Que ferait-il, sans elle ? Jusqu’à ce moment précis, chaque fois qu’il avait pensé à l’amour, à Dieu, il avait toujours pensé à elle. Il craignait que cela continue, maintenant qu’il ne devait plus songer qu’à la guerre.
18
Pendant les semaines qui suivirent, César, vêtu de noir, arpenta les couloirs du Vatican, l’air morose, attendant avec impatience que commence sa nouvelle vie. Chaque jour, il espérait enfin voir arriver une invitation du roi Louis XII. Il aurait voulu échapper au décor familier de Rome, oublier tout souvenir de sa sœur et de sa vie de cardinal.
Il craignait même de s’endormir, tant il redoutait de se réveiller en sursaut, le front couvert d’une sueur glacée. Il avait beau tenter de chasser Lucrèce de son cœur et de ses pensées, elle le possédait plus que jamais. Chaque fois qu’il fermait les yeux en essayant de se détendre enfin, il imaginait qu’il lui faisait l’amour.
Quand le pape, tout heureux, lui apprit que sa sœur était enceinte, il passa la journée à chevaucher à travers la campagne, fou de rage et de jalousie.
Cette nuit-là, comme il se retournait dans son sommeil, une grande flamme jaune lui apparut en rêve, vite suivie du visage de Lucrèce. Il y vit un signe, un symbole de leur amour : elle l’avait réchauffé, puis consumé, mais elle brûlait toujours d’un éclat aussi vif. Il se jura qu’il en ferait son emblème, à côté du taureau des Borgia. À compter de ce jour, elle nourrirait ses ambitions.
Le cardinal Giuliano Della Rovere était depuis des années le plus féroce ennemi du pape. Mais son exil en France, ses efforts, aussi vains qu’humiliants, pour chasser Alexandre du trône de saint Pierre, lui firent comprendre que son combat était stérile. Un homme tel que lui se sentait beaucoup plus à l’aise dans les étroits couloirs du Vatican ; il pourrait y faire des projets d’avenir, et
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