Le secret d'Eleusis

suis obligé d’appeler une épiphanie, une révélation soudaine d’une évidence, jusque-là inconcevable : il n’y avait pas eu d’invasion dorienne, pas de tribus aryennes venues du nord. Toute cette théorie n’était qu’une forme de propagande politique élaborée non à partir de preuves, mais malgré les preuves existantes.
    — C’est un peu exagéré, non ?
    — Regardez-moi, monsieur Knox. Est-ce que j’ai l’air européen à vos yeux ?
    — À vrai dire, oui.
    Franklin éclata de rire.
    — Eh bien, je ne me suis jamais senti européen. Aux Etats-Unis, c’est différent. Je me sens chez moi, là-bas, comme les autres. Mon père était noir et ma mère, grecque. Les couples mixtes n’avaient rien d’extraordinaire à Washington. Mais la mère de ma mère est tombée malade et nous sommes venus ici pour nous occuper d’elle. Nous étions censés rester seulement quelques semaines, mais ma grand-mère était une battante. Six mois ont passé. Un an. Mon père ne se plaisait pas ici ; les Noirs n’étaient pas nombreux à l’époque, loin de là. C’était un homme extrêmement intelligent, mais il ne trouvait pas de travail, encore moins en tant que professeur. Et ma mère refusait de partir alors que sa mère était mourante. Alors mon père a fait ses bagages et il est retourné à Washington. Je lui en ai beaucoup voulu. Je me suis consumé de colère refoulée. Maintenant, je sais que ça n’a pas dû être facile pour lui.
    Franklin évoqua d’un geste de la main les épreuves auxquelles toutes les familles étaient confrontées.
    — C’était déjà difficile pour moi, qui parlais grec presque couramment, poursuivit-il, ma mère s’étant toujours adressée à moi dans sa langue maternelle. Comme tous les enfants, mes camarades de classe se moquaient de moi parce que j’étais différent. Je n’étais ni athlétique ni bagarreur, alors je me suis imposé comme j’ai pu : en réussissant mes examens.
    Ils virent plusieurs colonnes composées de gros blocs de marbre, couchées le long du sentier, et le buste délabré d’un empereur romain, probablement Hadrien, à en juger par sa barbe.
    — J’étais le plus conformiste des étudiants avant ma rencontre avec Petitier, estima Franklin. J’étais sérieux et docile. Je faisais tout pour être accepté. Mais malgré cela  – ou peut-être à cause de cela  –, j’étais rongé par la colère à l’idée d’être considéré comme un être inférieur, uniquement en raison de ma couleur de peau. Petitier a dû s’en rendre compte. Il me taquinait en avançant des thèses radicales. Il me disait qu’il était possible qu’Hannibal ait été noir, par exemple, de même que Cléopâtre, voire Socrate ! Socrate, l’icône de la philosophie par excellence !
    — Je n’ai jamais entendu parler de cette théorie, avoua Knox sans polémiquer.
    — Et pour cause ! s’écria Franklin en souriant. Elle est totalement infondée. Ou, pour être plus juste, peu d’indices viennent l’étayer. Mais Petitier se faisait le porte-parole d’une plus grande vérité, dont les preuves étaient innombrables.
    Il s’arrêta pour admirer un couple de perruches inséparables, qui voltigeaient et folâtraient dans le soleil printanier.
    — Nous, Occidentaux, nous nous croyons privilégiés, n’est-ce pas monsieur Knox ? reprit-il. Nés et élevés dans le berceau de la Grèce classique, nous nous considérons comme les héritiers de ses grandes traditions : la démocratie, la science, la philosophie, la médecine, les mathématiques, la technologie, l’architecture, l’université. Nous pensons devoir tous les fleurons de la culture occidentale au génie qui a miraculeusement vu le jour ici il y a deux mille cinq cents ans. Mais Petitier m’a incité à remettre en question ce postulat et m’a permis de comprendre que toutes ces grandes choses, toutes ces découvertes et inventions incontestablement merveilleuses n’étaient pas grecques. Non, en réalité, elles étaient africaines.
    II
    Lorsque son avion décolla pour Héraklion, Gaëlle éprouva une pointe de tristesse en raison de sa dispute avec Knox. Mais le ciel était dégagé et, assise près du hublot, elle s’absorba dans la vaste étendue bleue de la Méditerranée, rompue par le vert étincelant des îles égéennes. Malheureusement, l’avion amorça presque aussitôt sa descente vers la Crète et entraîna le moral de Gaëlle vers le bas. La jeune