Le seigneur des Steppes
Alors que pour des hommes comme toi et
moi, il est exaltant de savoir qu’aucune aide ne se présentera. La décision n’appartient
qu’à nous.
Le khan indiqua sa coupe vide et Chen Yi défit le cachet en
cire d’une autre bouteille. Le silence retomba et à la surprise des deux hommes,
ce fut Ho Sa qui le rompit :
— J’ai des fils. Je ne les ai pas vus depuis trois ans.
Quand ils seront en âge de le faire, ils deviendront soldats comme moi. Lorsque
leurs supérieurs apprendront que je suis leur père, ils attendront davantage de
leur part et mes fils monteront plus vite en grade qu’un homme anonyme. Je m’en
félicite. C’est pour cela que j’endure tout.
— Ils ne seront jamais nobles, tes fils, dit Chen Yi. Un
rejeton d’une grande maison les enverra un jour à la mort pour récupérer dans
les flammes un pot comme celui que j’ai cassé ce soir.
Troublé par l’argument, Gengis fronça les sourcils.
— Tu voudrais que tous soient égaux ?
Les pensées embrumées par l’alcool, le petit homme haussa
les épaules.
— Je ne suis pas idiot. Je sais qu’il n’y a pas de loi
pour l’empereur ni pour sa famille. Toute loi provient de lui et de l’armée qu’il
a sous ses ordres. Il ne peut y être soumis comme les autres hommes. Mais quant
au reste, aux milliers de parasites qu’il nourrit de sa main, pourquoi
auraient-ils le droit de voler et d’assassiner impunément ?
Gengis regretta que Temüge ne soit pas là pour argumenter à
sa place. Il avait tenu à rencontrer Chen Yi pour comprendre l’étrange espèce
qui vivait dans les villes, mais les propos du petit homme lui donnaient le
tournis.
— Si l’un de mes guerriers souhaite se marier, il
cherche un ennemi, il le tue et prend tout ce qui lui appartient. Puis il fait
don des chevaux et des chèvres au père de la fille. Est-ce là voler et
assassiner ? Si j’interdisais cette pratique, je rendrais mes hommes
faibles.
Étourdi par l’alcool, le khan était cependant de bonne
humeur et il remplit de nouveau les trois coupes.
— Ce guerrier s’empare-t-il de ce qui est à sa famille,
à sa tribu ? demanda Chen Yi.
— Non. Il commettrait un crime plus que méprisable, répondit
Gengis, qui vit où le chef de triade voulait en venir avant même qu’il reprenne
la parole.
— Que se passe-t-il maintenant que toutes tes tribus
sont unies ? Que feras-tu lorsque les terres des Jin t’appartiendront ?
L’idée donnait le vertige. Gengis avait déjà interdit aux
jeunes Mongols de se piller entre eux et fournissait sur ses propres troupeaux
les bêtes offertes pour le mariage. Ce que Chen Yi suggérait n’était que le
prolongement de cette interdiction mais couvrirait un territoire si vaste qu’on
avait peine à l’imaginer.
— J’y réfléchirai, dit-il, la voix légèrement pâteuse. Ce
sont des réflexions trop riches pour qu’on les absorbe en une seule fois. D’autant
que l’empereur jin est toujours en sécurité dans sa ville et que notre campagne
ne fait que commencer. Je ne serai peut-être plus qu’un tas d’ossements l’année
prochaine.
— Ou tu auras brisé les nobles des forts et des villes
et tu auras la possibilité de tout changer. Tu es un visionnaire. Tu l’as
montré en épargnant Baotou.
Les yeux troubles, Gengis secoua la tête.
— Ma parole est de fer. Quand tout est perdu, elle
demeure. Mais si ce n’avait pas été Baotou, j’en aurais épargné une autre.
— Je ne comprends pas.
— Les villes ne se rendent que si elles ont avantage à
le faire, expliqua-t-il en serrant le poing. Je menace leurs habitants d’un
bain de sang plus terrible que tout ce qu’ils peuvent craindre. Une fois la
tente rouge montée, ils savent qu’ils perdront tout homme pris à l’intérieur
des murailles. Quand ils voient la tente noire, ils savent qu’ils mourront tous.
Mais si la mort est la seule issue pour eux, ils n’ont d’autre choix que se
battre jusqu’au dernier.
Gengis laissa son poing retomber et tendit sa coupe pour que
Chen Yi lui serve de nouveau à boire.
— Si j’épargne ne serait-ce qu’une ville, le bruit se
répandra qu’on peut échapper au massacre, qu’il est encore temps de se rendre
lorsque la tente blanche est dressée. Voilà pourquoi j’ai épargné Baotou. Voilà
pourquoi tu es encore en vie.
Le khan se rappela alors l’autre raison de sa rencontre avec
Chen Yi. Il sentit que son esprit avait perdu de sa vivacité habituelle et
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