Le seigneur des Steppes
de choses lui étaient arrivées en si peu de temps qu’il
était bouleversé, conscient de s’adresser à l’homme qui avait unifié les tribus.
Ses camarades ne croiraient jamais qu’il avait rencontré le khan en personne
tandis que Süböteï observait la scène avec la fierté d’un père.
— Oui, seigneur.
Gengis sourit, le regard lointain.
— Va te coucher, mon garçon. Il faut que tu recouvres
tes forces pour conduire mes frères.
Il asséna au jeune éclaireur une tape dans le dos qui le fit
chanceler.
— Vesak était un bon soldat, dit Süböteï. Je le
connaissais.
Le khan se tourna vers le jeune officier à qui il avait
confié le commandement de dix mille hommes. Il vit du chagrin dans ses yeux et
comprit que Vesak était de la même tribu que Süböteï. Malgré l’interdiction d’évoquer
les liens anciens, ceux-ci demeuraient profonds.
— Si l’on retrouve son corps, qu’on le rapporte au camp
pour l’honorer, décida-t-il. Avait-il une femme, des enfants ?
— Oui, seigneur, répondit Süböteï.
— Je veillerai à ce qu’on s’occupe d’eux. Nul ne pourra
s’emparer de ses bêtes ni forcer sa veuve à vivre dans la yourte d’un autre
homme.
— Merci, seigneur, dit Süböteï avec un soulagement
évident.
Il sortit avec Taran et lui pressa la nuque pour lui montrer
combien il était fier de lui.
La tempête faisait toujours rage, deux jours plus tard, lorsque
Khasar et Kachium rassemblèrent leurs troupes. Chacun d’eux avait fourni cinq
mille guerriers que Taran conduirait en haut des pics sur une seule file. Gengis
n’avait pas perdu de temps pendant ces deux jours. Après avoir fait fabriquer
des milliers de mannequins semblables à ceux utilisés pour l’entraînement, il
ordonna de placer ces hommes en bois, en paille et en tissu sur les chevaux
laissés par les guerriers de ses frères. Si les éclaireurs jin parvenaient à
voir le camp mongol malgré la neige, ils ne remarqueraient pas que le nombre
des guerriers s’était réduit.
Khasar et Kachium s’enduisirent le visage de graisse pour se
préparer à la pénible escalade qui les attendait. À la différence des
éclaireurs, leurs hommes étaient lourdement chargés : des arcs, des sabres
et cent flèches dans deux carquois accrochés sur chaque dos. Au total, ils
portaient un million de traits, le travail de deux années, une réserve
précieuse que, sans forêts de bouleaux, ils ne pourraient pas renouveler.
Tout ce qu’ils emportaient avait été enveloppé dans du tissu
huilé pour le protéger de l’humidité et ils se mouvaient avec raideur, claquant
l’une contre l’autre leurs mains gantées. Fier de servir de guide aux frères du
khan, Taran ne tenait pas en place. Quand tout fut prêt, Khasar et Kachium
firent signe au jeune éclaireur et regardèrent la colonne qui franchirait les
montagnes à pied. L’ascension, rapide et rude, constituerait une épreuve
cruelle, même pour les plus vigoureux. Ceux qui tomberaient seraient abandonnés
sur place car les hommes devaient rejoindre le passage avant que d’éventuels éclaireurs
ennemis puissent signaler leur mouvement.
Taran se mit en route et, sentant tous les regards sur lui, se
retourna. Remarquant la nervosité du jeune garçon, Khasar sourit. Jamais il n’avait
fait aussi froid depuis le début de la campagne, mais les hommes étaient d’humeur
joyeuse, résolus à écraser l’armée qui les attendait de l’autre côté de la
passe. Gengis lui-même était venu les voir partir.
« Vous avez jusqu’à l’aube du troisième jour pour les
prendre à revers, avait-il dit à ses frères. Ensuite, je m’engagerai dans la
passe. »
21
Ce fut au matin de la deuxième journée qu’ils parvinrent à l’endroit
où Vesak était mort. Taran extirpa le corps de son ami d’une congère, chassa la
neige de son visage ridé dans un silence respectueux.
— On pourrait lui mettre un fanion dans la main pour
marquer le passage, murmura Khasar à Kachium pour le faire sourire.
La file de guerriers s’étirait vers le bas de la montagne et
la tempête semblait se calmer, mais aucun d’eux ne demanda à Taran de se
presser quand il enveloppa Vesak d’un drap bleu pour le recommander au père
ciel.
Le jeune homme demeura un moment tête baissée avant de
repartir. La colonne passa devant le cadavre gelé, chaque homme regardant le
visage du mort et murmurant quelques mots de salutation ou de
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