Le souffle de la rose
Je t’ai regardé manger ces figues une à une.
Tu me souriais comme un enfant tant elles te rappelaient les douces heures d’Ostie.
À chaque lambeau de peau violette que tu crachais dans ta main, des grains de
vie s’enfuyaient de toi. Je comptais les minutes de souffle qui te restaient,
et mon âme s’écoulait avec le poison qui se répandait peu à peu dans tes
veines.
Je n’héberge en mon cœur nul regret, Benoît. C’est bien
pire. Nul regret car je ne pouvais te permettre de nous dépouiller de notre
grandeur, de notre pouvoir, au nom d’une magnifique utopie. C’est infiniment
pire car depuis ta mort, je ne vis plus, j’œuvre. C’est tout ce qu’il me reste,
et c’est épouvantablement vide.
Si j’ai tort devant Lui et devant toi, j’ai raison devant
les hommes. Je m’accommoderai de mon châtiment, il ne peut être plus déchirant
que celui que j’endure en ce moment.
Gentil Benoît, que ta belle âme repose. Je t’en supplie
quand chaque fibre de moi hurle et appelle la dissolution de ses vœux les plus
urgents.
Honorius Benedetti se leva et essuya les larmes qui lui
trempaient le menton. La pièce tourna autour de lui, et il se pencha sur son
grand bureau pour se retenir. Enfin le vertige cessa. Il s’accorda quelques
secondes pour retrouver son souffle, et tira le cordon de passementerie
dissimulé par les tapisseries qui égayaient son bureau. Un chambellan apparut
aussitôt.
— Qu’il entre.
— Bien, Éminence.
La silhouette encapuchonnée fut introduite.
— Alors ?
— Archambaud d’Arville est mort, transpercé d’une lame.
Leone nous a échappé.
Le camerlingue ferma les yeux d’accablement.
— Comment se fait-il ? Avais-tu recommandé à
Arville la plus grande prudence ? Leone est un soldat, et un des meilleurs
de son ordre.
— Il devait le droguer afin de le rendre vulnérable.
Benedetti émit un son d’agacement et s’enquit :
— Crois-tu qu’il s’agisse à nouveau de l’intervention d’un
des leurs ?
— L’idée m’a traversé l’esprit.
— Comment se fait-il que tous mes espions ne soient pas
encore parvenus à les débusquer ? Je vais finir par croire qu’ils
bénéficient d’une protection divine.
— J’en doute, Éminence. Dieu est de votre côté. Cela
étant, nos ennemis ont l’habitude de la guerre souterraine. Nous les avons
repoussés dans les grottes, les crevasses et les catacombes. Leur faiblesse s’est
changée en force. Ils sont devenus des ombres et nous ignorons leur effectif.
— Selon toi, Leone a-t-il compris que sa quête secrète
lui avait été, en réalité, inspirée par d’autres ?
— Je m’en étonnerais.
L’aigreur l’emporta, et le prélat exigea d’une voix cassante :
— Les manuscrits dérobés de la bibliothèque papale par
ce scélérat de Humeau. Les indices accumulés me portent à croire qu’il les a
vendus à Francesco de Leone. Les as-tu retrouvés ?
— Pas encore. Je cherche sans faiblir.
— Décidément ! Je préférerais que tu cherches en
trouvant.
— Tout pointe dans la direction des Clairets.
— Quel serait le lien entre Leone et cette abbaye de
femmes ? s’enquit le camerlingue.
— Éleusie de Beaufort, l’abbesse. Elle fut nommée par
Benoît XI et je finis par me demander s’il n’existerait pas entre elle et le chevalier
des liens que nous ignorons.
— Débrouille-toi pour retrouver au plus tôt ce traité
de Vallombroso sans lequel nous sommes incapables de préciser les dates de
naissance, ainsi que cet ouvrage de nécromancie... Au point où nous en
sommes... même une aide récalcitrante peut se révéler précieuse.
— Vous n’avez pas l’intention de... enfin, d’utiliser
cette monstruosité.
— Monstruosité, dis-tu ? De quoi penses-tu être
coupable depuis que tu me sers ?
Le spectre resta coi.
— Et la femme ? reprit le camerlingue.
Le spectre abaissa sa capuche. Un sourire soulagé éclaira
son visage.
— À l’heure qu’il est, Éminence, il ne doit pas en
rester grand-chose et je ne voudrais pas être à la place de ce peu-là.
— Sa souffrance ne me soulage pas. La souffrance est un
sacrifice trop précieux pour qu’on la gâche en vaines démonstrations. J’en sais
quelque chose, murmura le prélat avant de reprendre d’une voix plus forte :
Agnès de Souarcy doit mourir, et vite. Cependant, il faut entourer cette
exécution de formes qui la fassent passer pour une sentence méritée.
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