Le souffle de la rose
ce
lieu, fuir la médiocre monotonie de cette vie qui n’en était pas une. Exister
enfin.
L’ombre avança de quelques pas. Ses pieds nus sur les
grandes dalles glaciales ne produisaient aucun son.
Elle s’immobilisa, l’oreille aux aguets, puis écarta les
voiles d’une des cellules.
Prime* venait de s’achever. Annelette se pencha au-dessus du
corps tassé de Jeanne d’Amblin et écouta le souffle encore incertain qui s’échappait
de sa poitrine. L’épuisement qui avait suivi sa lutte contre le poison clouait
toujours la sœur tourière dans son lit. Pourtant, grâce aux bons soins dont l’entourait
l’apothicaire et grâce aux prières de toutes, Jeanne avait réussi à avaler un
peu de bouillon de poule hier au soir sans le dégurgiter aussitôt. Annelette
tâta son pouls et le trouva plus serein.
— Jeanne, ma chère Jeanne, m’entendez-vous ?
Un murmure presque inaudible lui parvint :
— Oui... je vais mieux. Merci ma chère, merci tant de
vos soins. Merci à vous toutes, mes sœurs.
— Le ventre vous brûle-t-il encore ?
— Il s’apaise.
Un soupir. Jeanne s’était rendormie et l’apothicaire songea
que c’était pour le mieux. Dès qu’elle aurait recouvré un peu de forces, elle
apprendrait la terrible nouvelle du décès d’Hedwige. Éleusie avait ordonné à
toutes de le lui dissimuler en raison de la longue amitié qui unissait les deux
femmes.
Un chagrin inattendu rattrapa la grande femme revêche.
Adélaïde Condeau était morte, Hedwige du Thilay également. Il s’en était fallu
d’un cheveu pour que Jeanne ne les suive dans la tombe, quant à Blanche de
Blinot, elle ne devait sa survie qu’à son peu de goût pour la lavande. La
pauvre doyenne battait de plus en plus la campagne et une sorte de terreur
rétrospective ne la quittait plus. La peur figeait ses traits au point que son
visage ressemblait à un masque mortuaire. Quant à Geneviève Fournier, la vie
semblait l’avoir délaissée depuis l’affreux décès d’Hedwige pour laquelle elle
semblait avoir eu plus de sympathie qu’Annelette ne l’avait jadis cru. De fait,
toute l’énergie de la charmante gardienne des viviers et de la basse-cour avait
été aspirée. Geneviève errait dans les couloirs, comme un petit fantôme
affligé, apercevant à peine les sœurs qui lui offraient un sourire.
Étrangement, l’effroyable agonie de la sœur chevécière
semblait avoir restitué à la mère abbesse la détermination qu’elle avait perdue
depuis la venue de cet inquisiteur. Une sourde angoisse tenaillait Annelette :
Éleusie de Beaufort s’était-elle décidée en elle-même au combat à outrance ?
Avait-elle fait le stupide don de sa vie en échange de celle de l’autre, celle
de la bête immonde qui les frappait en sournoiserie ? Il n’en irait pas de
la sorte. L’abbesse ne mourrait pas, et Annelette était prête à tout pour s’en
assurer.
Annelette Beaupré pénétra dans l’herbarium afin de se livrer
à la première de ses inspections biquotidiennes. Tierce* venait de sonner et
elle s’était dispensée d’office.
Elle s’immobilisa devant l’armoire d’apothicaire. Une sorte
d’euphorie lui donna envie de crier de joie : elle avait eu raison !
La soupe de blanc d’œuf mêlée d’huile d’amande qu’elle préparait chaque soir
venait d’opérer sa magie. Un fugitif regret traversa Annelette, tempérant la
griserie du succès. Geneviève Fournier ne pestait plus contre ses volailles.
Leur infidélité et la raréfaction des œufs qu’elle constatait chaque matin dans
les nids de paille la laissaient maintenant indifférente.
Secoue-toi, ma fille, s’admonesta Annelette. Tu pleureras
ensuite, quand tu auras défait cette vermine.
Des traces noirâtres de semelles s’étaient incrustées dans
la pâte glaireuse. Ainsi, quelqu’un avait visité l’herbarium entre après
complies hier au soir et ce matin. Quelqu’un qui n’avait rien à y faire et dont
les justifications ne pouvaient être que malfaisantes.
L’apothicaire se rua au-dehors et fonça chez l’abbesse.
Éleusie l’écouta bouche entrouverte, la pressant du regard.
Lorsque Annelette lui eut relaté son piège et sa découverte, l’abbesse s’enquit :
— Certes, du blanc d’œuf... Et qu’en fait-on maintenant ?
— Exigez qu’elles se réunissent toutes au scriptorium,
qu’elles se déchaussent sans intervertir leurs souliers et qu’une novice aille
quérir deux
Weitere Kostenlose Bücher