Le spectre de la nouvelle lune
d’autre conduite à tenir que celle qu’il avait préconisée et il se félicitait d’être resté ferme. Mais il n’en était pas moins affligé par la tournure que la discussion avait prise, par la crise qu’elle avait entraînée, la plus grave que leur amitié eût connue. Alors lui venaient à l’esprit maints épisodes joyeux, maints instants décisifs, maintes péripéties dramatiques des enquêtes qu’ils avaient menées ensemble et sa mémoire avivait ses regrets.
A cela s’ajoutaient les difficultés que cette situation engendrait. Il paraissait déjà malaisé d’expliquer aux membres de la mission et à ceux qui collaboraient avec elle le brusque départ du Saxon. Pourquoi donc celui-ci, sans un mot, avait-il cessé de s’intéresser à une enquête à laquelle il avait pris jusque-là une part capitale ? Comment réunir sans lui l’assemblée judiciaire devant laquelle les coupables devraient comparaître ? Pouvait-il, lui, comte Childebrand, en présidant seul ce tribunal, se présenter aux yeux de tous, sans vergogne, comme celui auquel revenaient tous les mérites ?
Pourtant le résultat des nouvelles investigations qu’il avait imposées aurait dû le rasséréner. Elles avaient permis, en effet, de mettre la main sur deux membres de la bande, deux fuyards, et sur le novice, complice du sicaire qui avait tenté d’assassiner l’intendant Conrad. Elles avaient abouti à l’arrestation de plusieurs autres suspects, deux miliciens de la viguerie de Mézières, deux clercs qui avaient occupé des fonctions importantes auprès de Raynal au vicomté de Châteauroux, et trois prêtres appartenant à l’archiprêtré de Mézières. Il est vrai que Raynal lui-même, Argier, vicaire de Nodon-Flaiel, ainsi que Magne, ce traître qui avait fourvoyé le frère Antoine, étaient demeurés introuvables, ayant eu le temps de fuir loin, très loin du Berry.
Childebrand, cependant, se rendit compte qu’il ne pourrait donner à ses recherches toute l’ampleur qu’il aurait souhaité.
En effet, comment étendre l’enquête à tous les habitants de la Brenne, sinon en procédant à de très nombreux interrogatoires ? C’était se fier à la délation. N’était-ce pas alors dresser les uns contre les autres, laisser le champ libre aux médisances, aux rancœurs et à la vengeance, déchaîner les pires passions, ouvrir la jarre de Pandore ? N’était-ce pas tourner le dos au retour à la paix, à la concorde et à la confiance, qui devait couronner l’œuvre entreprise, et cela au moment où beaucoup osaient dire enfin combien les « compagnons de la nouvelle lune » les avaient déçus, lassés, inquiétés, voire tyrannisés, et commençaient à faire confiance à Louis, roi d’Aquitaine, à Charlemagne et à leurs envoyés ?
Le cinquième jour après le départ d’Erwin, qui n’avait toujours pas donné signe de vie, Childebrand se décida à dicter à son intention un message sous couleur de le tenir au courant. Il y était précisé qu’étant donné les résultats obtenus, le procès pourrait s’ouvrir sans tarder. Cette indication constituait sans doute une justification, mais annonçait aussi que Childebrand avait l’intention de s’en tenir à ce qui était acquis et renonçait à une enquête générale.
Pour mieux marquer encore sa volonté d’apaisement, le comte argumentait sur la nécessité de choisir Bourges comme lieu du procès : les crimes et forfaits avaient été perpétrés en Aquitaine dont Louis était en principe le souverain, mais l’enquête avait été conduite par des missi dominici que son père, Charlemagne, avait désignés et que celui-ci avait expressément chargés de constituer et présider le tribunal devant prononcer la sentence. D’où un litige sous-jacent que réglait la désignation de Bourges au cœur du comté dont dépendait la Brenne. Childebrand traitait de cela comme s’il ne fît aucun doute qu’Erwin et lui-même conduiraient ensemble les débats judiciaires.
Erwin répondit d’autant plus volontiers à l’appel du comte qu’il déplorait lui aussi, et chaque jour davantage, leur dissentiment aux conséquences excessives et que ses méditations l’avaient conduit à nuancer son attitude. Après tout, les recherches complémentaires avaient prouvé leur utilité. Et dès lors que son ami avait renoncé à mettre la Brenne sens dessus dessous… Il tendit à son tour un rameau d’olivier et Doremus, qui avait apporté à
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