Le talisman de la Villette
Sous le porche où il grillait une cigarette, Victor guettait la confiserie.
La manœuvre insolite de cet inconnu n’avait pas échappé à la vigilance de Corentin Jourdan et l’avait cloué devant la boulangerie. Il discernait partiellement le visage d’un homme d’une trentaine d’années. Il l’avait vu entrer au Chinois bleu , tendre un papier à la marchande, puis ressortir au bout d’une dizaine de minutes sans avoir acheté quoi que ce fût. Au lieu de s’en aller, il s’était dissimulé dans le corridor d’un immeuble et n’avait pas quitté des yeux la boutique. Lorsque la veuve Guérin avait ôté le bec-de-cane et accroché la pancarte Fermé, il s’était rencogné contre la rampe de l’escalier. Apparemment, il voulait voir sans être vu.
Une cape jetée sur les épaules, la veuve Guérin avait hésité sur le pas de sa porte comme toute personne qui abandonne un intérieur confortable pour s’exposer au froid et à l’humidité. Elle avait observé les alentours, puis, rassurée, elle s’était hâtée jusqu’au coin de la rue des Vinaigriers et de la rue Albouy, avait poussé la grille d’un jardinet et s’était engouffrée dans une bâtisse étroite aux jalousies closes.
Victor envoya valdinguer son mégot et, le chapeau rabattu sur le front, s’approcha de la maison. Lorsqu’il passa à sa hauteur, Corentin put entrevoir furtivement sa physionomie : des traits réguliers, une moustache noire qui lui conféraient une allure de confiance presque juvénile. De toute évidence, cet homme espionnait le pavillon. Pour quel motif ? Adossé au réverbère, il avait déplié un journal qu’il feignait de lire. Qui était-il ? Un prétendant éconduit ? Un flic ? Un cinglé ? Dieu sait qu’il n’en manquait pas dans cette ville !
Afin de donner le change, Corentin se paya un croissant et bavarda un moment avec la boulangère sans lâcher le type des yeux. Il le vit froisser son journal, consulter sa montre.
Corentin ne réfléchit pas, ce qu’il fit fut un réflexe purement spontané sur lequel il n’avait pas plus de prise que sur les battements désordonnés de son cœur. Il se rua vers le hangar, attela précipitamment la jument à la charrette sur le flanc de laquelle se détachait :
DÉMÉNAGEMENT LAMBERT
puis il enfila un bourgeron bleu, coiffa une casquette et se rangea à quelques mètres du pavillon. Avec l’obscurité naissante, le souvenir de Clélia, estompé par le temps, se dressa vivement devant lui, tel un chien de garde décidé à le mettre en pièces. Pourquoi chaque jour charriait-il de nouvelles menaces ? Corentin rageait d’être condamné à l’inaction, et se piétait contre l’envie de forcer la retraite où se terrait sa belle sirène de Landemer. La mort de Clélia avait creusé en lui un sillon ineffable de souffrance, son chagrin avait été si violent qu’il lui avait fallu l’étouffer complètement et se persuader que tout se guérit avec le temps. Hélas, le temps se moquait de lui, et cette peine, plus calme, mais plus persistante, avait parfois quelque chose d’effrayant. Il en perdait l’appétit et la raison. Il redoutait de ne plus gouverner sa propre vie. Une fois pour toutes, il allait être contraint d’en finir s’il voulait se libérer.
Victor nota mentalement la configuration du pavillon, irrésolu sur la conduite à tenir. Attendre ? C’était s’exposer à se casser le nez rue des Saints-Pères après l’heure de la fermeture, ce qui compliquerait son entretien avec Joseph. Le ciel gratifiait la ville d’une averse de neige à moitié fondue. À quoi bon défier les éléments, quand on ne sait combien va durer l’affût ?
« Espérons que demain sera plus sec. »
Il tourna bride vers le boulevard de Magenta à la recherche d’un fiacre.
À peu de distance, une voiture de déménageur s’ébranla.
Dans la librairie où luisaient les lampes, Kenji débattait philosophie avec un professeur de la Sorbonne. Victor ébaucha un signe discret à l’attention de Joseph avant de descendre à la remise. Sitôt que l’ampoule rouge s’alluma au-dessus du buste de Molière, Jojo, s’emparant d’une pile de livres, rejoignit son beau-frère. Comme des conspirateurs, ils se soufflaient leurs informations.
— Je parie que vous ignorez ce qu’est la guerre des Deux-Roses.
— Détrompez-vous, Joseph, j’ai été élevé en Angleterre. Ce conflit a eu lieu, si je ne m’abuse, vers 1450. La
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