Le Voleur de vent
intérêt le vol des mouettes, hocher la tête ou la secouer, parfois se
parler et se répondre seul…
Tous attendaient en respectueux silence.
Deux jours interminables pendant lesquels Le Dragon Vert tourna en rond à vingt lieues au large de Bordeaux.
Puis, alors que rien ne semblait s’être
modifié en la course du vent qui justifiât changement si brutal, l’amiral donna
ses ordres, insistant pour qu’on se hâtât à la manœuvre.
Le Dragon Vert pénétra en l’estuaire de
la Gironde aux premières lueurs du jour et, bien qu’il eût assez peu d’expérience
de l’endroit, le comte de Nissac gouverna en grande sûreté.
On passa ainsi très vite au large de Lespare, Pauillac
et Saint-Julien puis, après quelques îlots, serrant de près le rivage, Le Dragon Vert parvint à faire demi-tour en très belle manœuvre qui, par
vitesse et précision, étonna officiers et marins.
Mais cet étonnement devint fascination lorsqu’on
sentit Le Dragon Vert comme porté par la main d’un géant et allant à la
vitesse d’un cheval lancé au petit trot.
En ses savants calculs et sa diabolique
complicité avec le vent, l’amiral avait mené le navire où il souhaitait, à l’instant
voulu, pour profiter de la conjonction d’un vent arrière extrêmement favorable
et de la marée qui, à cette heure de la journée, lui profitait totalement si
bien que son vaisseau atteignait stupéfiante vitesse.
La surprise passée, en l’équipage, on s’interrogeait
à voix basse. Quoi, cette longue préparation, cette attente qui n’en finissait
point, la figure de proue maquillée, tout cela pour aller en l’estuaire, vers
la mer, en vitesse inégalée ?… L’amiral, après la chaude affaire du coup
de main dont le château de Cadillac fit les frais, n’avait-il donc en tête que
satisfaire vanité d’être ici le premier en telle rapidité ?… Serait-il
devenu fou ?
Fou !…
Fou, il l’était assurément, venant de donner
ordre aux canonniers de se tenir prêts aux postes de combat !… Allait-il
engager autre galion en l’estuaire de la Gironde où jamais ne s’était aventuré
navire barbaresque ?
Fou !
Fou, il ne se trouva aucun pour n’y point
songer au moins un instant lorsque, seul sur la dunette ou nul n’osait s’aventurer,
l’amiral de Nissac ordonna :
— Hissez le drapeau noir !…
Échangeant des regards lourds, on amena le pavillon
du roi de France pour hisser affreux drapeau noir orné d’une tête de mort.
— Messieurs, dans un instant !… dit
le comte de Nissac et sa voix joyeuse, celle d’un homme sachant toujours ce qu’il
fait et où il va, redonna espoir aux marins.
Une fois encore, on faisait confiance à l’amiral.
Des landes, des marais, des étendues de sable
noir et un bien joli château de facture récente : on ne voyait rien là qui
puisse justifier branle-bas de combat mais pour l’amiral de Nissac, on était
prêt à canonner l’enfer lui-même et à y débusquer le diable le sabre à la main.
Le baron de Lestanque, réveillé par un garde, fut
choqué de voir que cet étrange et fort beau galion ne faisait point baisser
pavillon ni voile en passant devant le château de Beychevelle.
Beychevelle, cela ne signifie-t-il pas « baisse
voile [18] » ? et ainsi l’entendait le très puissant, très respecté et
très craint maître du lieu que chaque navire passant devant sa belle demeure
devait baisser les voiles.
Le riche château de Beychevelle datait de
quelques dizaines d’années, ce qui est peu pour un château et le vieux baron de
Lestanque, ancien Ligueur comme le fut le maître de l’endroit, y commandait
petite garnison depuis moins de cinq ans mais que ce fût en ces années là ou en
ce qu’on lui avait dit des temps précédents, aucun navire n’avait encore osé
passer devant le château de Beychevelle sans baisser les voiles.
Celui-là était donc le premier.
Le baron de Lestanque n’était point homme
intelligent et, en le cas contraire, la chose se serait sue mais au moins ne
pouvait-on lui ôter qu’il possédait esprit de méthode. Conséquemment, il songea
donc avant toute chose à observer le drapeau de cet étrange vaisseau car il ne
doutait pas qu’il s’agissait là d’étrangers ignorant – mais il leur en cuirait !
– la tradition des lieux.
Il se pencha… et fit un bond en arrière !…
Le drapeau noir !… Là, en ce paisible
estuaire séparant Saintonge et Médoc, un vaisseau ayant hissé le
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