Le Voleur de vent
flotte turque, les bateaux de ces pays s’affrontent. Mais il faut
compter aussi avec les barbaresques et, si certes ils sont alliés à la France, la
plupart n’en attaquent pas moins nos bâtiments par surprise. Et pareillement
les marins anglais qui font grands ravages dans notre flotte de commerce quand
le monarque d’Angleterre feint de ne le point savoir. La France est un puissant
pays, mais sa flotte est sans importance, inexistante. Or, nous avons des
ennemis.
Intéressée, Élisabeth demanda :
— Quels sont-ils ?… Et qui sont nos
alliés ?… J’ignore tout de ces affaires politiques et au moins
pourrez-vous servir à cela, que je ne sois point sotte en l’avenir.
Nissac sentit avec une telle évidence qu’on
voulait lui déplaire qu’il se contenta d’un demi-sourire :
— Vous n’êtes point sotte, madame, mais
les affaires politiques du royaume sont de grandes complications. Êtes-vous
certaine d’en vouloir être informée ?
— J’en suis certaine !… répondit-elle
avec véhémence.
Nissac expliqua donc avec lenteur :
— L’Espagne hait notre roi. Et
pareillement ses alliés, car la haine se partage plus facilement que l’amour. Avec
l’Espagne vont les Pays-Bas de Belgique et du Comté de Luxembourg où domine le
cardinal archiduc Albert, un Habsbourg, qui n’étant point dans les ordres a
épousé l’Infante Isabelle, fille de Philippe II d’Espagne et souveraine de
Bourgogne. Sur le trône impérial d’Allemagne se trouve encore un Habsbourg, Rodolphe
II. Hongrie et Autriche sont aux mains des Habsbourg qui influencent Pologne et
Bohême quand le Portugal est sous domination espagnole. Pareillement la partie
espagnole de l’Italie nous est hostile : la vice-royauté du Milanais, le
royaume de Naples, Sicile et Sardaigne, les duchés de Mantoue, Ferrare, Parme
ainsi que la république de Gênes, la Toscane, la Franche-Comté, le duché de
Savoie, celui de Lorraine, les cantons catholiques de Suisse et Venise enfin.
— Mais à part l’Angleterre, quels sont
nos alliés ?
Nissac sourit, car ils n’étaient pas d’un
grand poids face à la formidable coalition qui détestait la France.
— Les cantons protestants de Suisse et la
seigneurie de Genève. Les Pays-Bas de Maurice de Nassau, fils du Taciturne. La
Suède où règne Charles IX. Enfin, la Turquie de Mohamed Khan III, arrière-petit-fils
de Soliman-le-Magnifique qui fut un allié de François I er . La flotte
de La Sublime Porte protège les navires de commerce français et, me trouvant
seul navire de guerre du royaume des lys en cette mer, il m’est arrivé en
retour de défendre des navires turcs. Avec les capitaines de « L’Empire
aux vingt royaumes », nous nous saluons d’un amical coup de canon lorsque
nous nous croisons.
Des nuages sombres masquèrent un instant la
lune et Nissac songea que le temps passait, mettant en outre l’intérêt de la
jeune femme sur le compte de la politesse.
Il savait bien qu’il ne reprendrait point la
mer avant quelque temps, ayant idée de modifications à apporter au Dragon
Vert, mais il préféra faire un demi-mensonge :
— Je serai en mer dès bientôt, madame, préférant
avancer mon départ.
— Mais nous vous avons fait préparer une
chambre…
Il la regarda, ne pouvant masquer une légère
insolence :
— En mer, je n’ennuie personne, madame, parlant
fort peu à mon équipage.
Il retourna vers le château et revint presque
aussitôt, l’épée au côté, la cape sur les épaules et coiffé de son chapeau de
feutre marine aux longues et soyeuses plumes vertes, blanches et bleues qui
formaient une très belle harmonie de couleurs.
Embarrassée, n’imaginant point devoir le
retenir – un mot, pourtant, eût suffi –, elle ne put s’empêcher de poser une
ultime question :
— Est-il vrai, monsieur, que chaque jour,
lorsque le soir est tombé, vous saluez la lune ?
Une lueur amusée passa dans les yeux gris du
comte de Nissac et la jeune femme songea que tel homme devait avoir, quoi qu’il
en parût, du goût pour le bonheur tandis qu’il répondait en souriant :
— C’est pourtant vrai, madame, car la
lune est fort ancienne amie.
Puis il ôta son beau chapeau à plumes et d’un
geste d’une rare élégance, comme s’il s’agissait d’une dame, il salua l’astre
qui semblait aussi solitaire dans le ciel qu’il l’était sur terre.
Longtemps, Élisabeth suivit des yeux le
cavalier qui s’éloignait dans
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