Le Voleur de vent
qui lui venait juste comme on lui laissait
la vie semblablement à une seconde naissance, cette théorie des forces du bien
et du mal dissimulées en l’éther expliquait merveilleusement comportement de l’homme
en général, tiraillé entre barbarie et grandeur d’âme en un dosage qui
différait selon chacun, et le soin qu’il prenait de sa conscience.
Le colonel espagnol leva un regard lumineux
vers Nissac.
— Merci !
Nissac fut ému, et pareillement ses amis, car
la simplicité du colonel espagnol pour exprimer sa gratitude les touchait tous
profondément.
Afin de mieux dissimuler son trouble et se
donner bonne contenance, le jeune Martin Fey des Étangs ramassa sur le pavé la
belle épée à lame de Tolède du colonel et la lui tendit.
— Merci !… répéta le colonel.
Nissac s’approcha, indéchiffrable sourire aux
lèvres. Un petit vent assez frais lui rabattait par instants les jolies plumes
de son chapeau sur le visage :
— Cette vie, colonel, faites-en bon usage.
Son regard se perdit au-delà des toits de la
misérable rue Saint-Leu où s’alignaient maisons vieilles et hideuses aux
façades comme atteintes de la lèpre. Il parla à mi-voix :
— J’ai tué tant d’hommes dont certains
visages hantent mes nuits. J’ai moissonné tant de vies !… J’ai vu tant d’horreurs
et de souffrances, tant de barbaresques qu’on disait sauvages et qui à l’approche
de la mort imploraient « Maman » en vous regardant avec des yeux d’enfant…
Tuer pour la justice, tuer même pour son roi n’est pas belle victoire car tuer,
c’est toujours une défaite.
Il ôta ses fins gants gris perle et tendit la
main au colonel Sotomayor qui la saisit aussitôt.
— Bonne chance, colonel.
— Bonne chance à vous, amiral : Vaya
con dios !
Puis il s’éloigna d’un pas incertain.
Isabelle de Nissac
regardait l’homme qu’elle aimait, menant d’une main sûre son haut cheval
aveugle. Ils allaient au pas, suivis des officiers du Dragon Vert et du
seigneur Yasatsuna. Isabelle fut un instant en proie au désespoir car l’amour
qu’elle portait à Thomas de Nissac ne pouvait soulager la peine de celui-ci.
Elle se sentait impuissante à l’aider, et l’en
aimait davantage encore. En dépit de sa présence attentive, elle le savait
tourmenté et terriblement seul.
Une extrême solitude. Une solitude définitive.
Elle devait trouver les mots, et les
trouverait. Elle l’aimait beaucoup trop fort pour ne point le secourir. Certes,
il était si étrange, si différent des autres hommes qu’elle était sans cesse
surprise, et comme bousculée, mais ne le regrettait point.
Durant toute la partie de sa vie qui précéda
sa rencontre avec le comte, Isabelle pensa qu’elle n’aurait droit qu’au
commerce des médiocres et estimait d’ailleurs se trouver à peine meilleure. Oui,
elle avait cru cela jusqu’à cette rencontre, la découverte de ces contrastes
cohabitant chez le comte, cette force écrasante et cette fragilité cachée, sa
gentillesse prévenante et sa froideur au combat, sa douceur et sa violence, cette
idée bouleversante que le prix de son devoir était une forme de damnation
personnelle…
Il n’empêche, pour Isabelle, quoi qu’il en
pensât, il était la vie même, et ses questions en disaient plus long sur lui et
sur l’existence que les beaux discours de petits marquis qui se pressaient à la
Cour.
Leurs chevaux allaient côte à côte en les rues
de Paris. Elle allongea le bras et saisit en sa main celle du comte.
Il leva sur elle le regard de ses yeux gris. Un
regard un peu perdu. Puis il lui sourit.
Elle eut alors envie de se presser contre lui
et de le serrer fort, fort, si fort !…
90
En une réunion convoquée en grande urgence, et
alors que tous n’avaient pu être joints, les comploteurs cagoulés apprirent de
la bouche du moine au visage hideux la trahison patente du cardinal de Bellany.
Grande fut la consternation, à laquelle
succéda une violente colère. Qu’un informateur du roi se fût glissé si haut en
la hiérarchie du complot n’assurait guère l’avenir quand chacun, à présent, s’inquiétait
de sa propre sécurité.
Ainsi risquait-on de passer de la rage à la
panique, ce dont ne voulait à aucun prix l’ambrosien.
Il leva la main pour réclamer le silence et
mettre un terme à cette atmosphère de volière excitée.
— Silence !… L’homme qui nous a
trahis est entre nos mains.
Un murmure de satisfaction
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