L'Église de Satan
entière qui refluait, soudain pressée vers les berges
du fleuve. Les flots de la Garonne grondaient sous la pluie ; à cet
endroit, son lit était profond, le courant rapide. La moitié de l’infanterie se
retrouva ainsi livrée au fleuve, méconnaissable et déchaîné ! Certains, trop
lourds dans leur armure, coulaient à pic ; d’autres, blessés, rougissaient
de leur sang cette crue torrentielle ; ce n’était plus un fleuve, mais l’Achéron,
charriant ces milliers de noyés au milieu de branches rompues, d’écus
tournoyant sur eux-mêmes, avant d’être avalés par le rugissement furieux.
Puis Escartille regarda dans une autre
direction.
Louve.
Il sentit alors une effroyable terreur monter
en lui. Les drapeaux étaient tombés. Emportés par leur élan, les croisés de l’ost,
égorgeant tout sur leur passage, se précipitaient maintenant bien au-delà des
lignes de Raymond VI, qui se repliait avec son fils.
Au-delà des lignes – là où se trouvaient les
tentes bariolées de jaune et de blanc.
Lève-toi, Escartille.
Je t’en prie, lève-toi !
Il fit sur lui-même un effort démesuré, les
dents serrées, pour retrouver appui. Il réussit à mettre un genou en terre, puis
l’autre. Il était désarmé. Son épée avait disparu elle aussi, quelque part à
ses côtés. Il la chercha vainement dans la boue, mais la douleur de son bras le
rappela à l’ordre. Il se releva enfin… et se mit à courir. Au loin, là-bas – les croisés faisaient irruption à l’intérieur des pavillons.
Escartille courait ; il courait
par-dessus les monticules de terre et de corps répandus les uns sur les autres ;
il courait par-dessus les chevaux exhalant de leurs poitrails sanglants un
dernier soupir ; il courait par-dessus ces armes abandonnées, par-dessus
ces pennons déchirés, ces écus brisés.
Par pitié, je vous en supplie, tout, mais
pas cela !
Il vit, au loin, que l’on écartait les
tentures du pavillon où se trouvait Louve. Deux soldats de l’ost s’y
engouffrèrent. Escartille courait, et toute l’armée croisée semblait le
poursuivre, sous la pluie battante. Le troubadour distingua Loba qui
levait les mains, en poussant un cri strident. Il crut que son cœur allait
sortir de sa poitrine.
Il arriva à l’entrée du pavillon.
Autour de lui, d’autres tentes avaient été
brisées, par dizaines. Elles s’étaient effondrées après quelques coups bien
appliqués sur leurs montants. Des morceaux de toile déchirée, parfois lacérée
de part en part, flottaient dans le vent. Les sphères dorées qui les
surmontaient avaient perdu tout leur lustre ; certaines avaient roulé sur
le sol, à demi avalées par la terre.
Le spectacle était pathétique.
Lorsqu’il écarta les tentures, retenant son
souffle, les croisés avaient déjà disparu. Leur triomphe était complet. Certains
continuaient de poursuivre les Occitans, çà et là, sur la plaine herbeuse. La
plupart refluaient à leur tour en chantant et en adressant au ciel des actions
de grâces et des cris de victoire.
Et Escartille les vit.
Loba était
couchée sur le sol. Son visage charmant était tourné dans la direction de
Léonie, qui gisait à côté d’elle. Toutes deux, les yeux encore agrandis par l’effroi,
semblaient se regarder. Léonie avait été touchée au cœur, par un épieu qui la
traversait encore. Elle était clouée à terre, les mains crispées contre l’arme
qui s’était enfoncée dans le sol après l’avoir transpercée. Elle respirait – elle
respirait encore, et tandis que le troubadour se penchait vers elle, elle eut
le temps de souffler :
— Je… vous… aime, troubadour.
Un peu plus loin, Inès, ou plutôt, une partie
de son corps, traînait contre la toile de la tente, lourde masse effondrée à terre.
En une fraction de seconde, la servante de Louve avait été décapitée. Sa tête, dont
Escartille ne pouvait voir que les cheveux, avait échoué un peu plus loin, sans
doute après avoir roulé un instant sur le lit, emportée par l’élan de ce choc
qui l’avait séparée de son corps. Et Louve… Louve la belle, Louve la princesse !
Une profonde estafilade courait d’un bout à l’autre de l’oreille de l’Aragonaise.
On lui avait tranché la gorge. Le sang maculait son surcot et sa robe catalane,
à moitié déchirée. Les cordelettes cisaillées autour de sa poitrine dénudée, dansaient
encore doucement. Sa bouche, cette bouche aux lèvres rouges,
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