L'Église de Satan
avant d’atterrir là par hasard ; peut-être n’aurons-nous
jamais d’autres précisions à ce sujet. Hubert – je réalise soudain que je ne t’ai
jamais dit son nom ! – l’archiviste, Hubert Laugier, est pour moi un
soutien précieux.
Je t’avais dit que je te parlerais de lui
quelques instants. C’est une certaine Francine, l’une des responsables de la
bibliothèque Mazarine, qui l’a affublé de ce surnom il y a de cela trente ans :
l’archiviste. En réalité, il a le titre de conservateur. Je ne peux m’empêcher
de sourire à mesure que je découvre la vie de cet homme, toujours perdu dans
des montagnes d’ouvrages et de documents anciens, qui arpente sans fin les
couloirs de la bibliothèque Richelieu. Il traîne ses épaules voûtées entre les
interminables rangées de livres, murmure pour lui-même des paroles apparemment
sans suite et s’arrête, de temps à autre, pour pousser sa déclamation tirée des
grands auteurs. Pour les habitués de Richelieu et des différents départements
de la Bibliothèque nationale, il est plus qu’un simple fonctionnaire épris de
vieux bouquins. Il fait partie du décor, tant et si bien qu’entre lui et son
milieu semble s’être opéré, au fil du temps, une sorte de mimétisme étrange :
on dirait que sa peau a pris la couleur de ces milliers de pages qu’il côtoie
chaque jour ; son éternel complet brun répond comme en écho à la tranche
des livres alignés sur les étagères ; sa voix a le ton d’une confidence, mais
se pare de temps à autre d’accents grandioses, qui résonnent sous les arcanes
avant de retomber dans le silence de méditations jamais achevées. Parfois, les
mains croisées, il oscille d’avant en arrière, en penchant légèrement le buste
et son front dégarni, comme un juif en prière devant le mur des Lamentations, un
rabbin psalmodiant le Talmud. Sa physionomie est insolite : un nez empâté,
des lèvres charnues, un double menton qui s’écrase sur un col ou un foulard
toujours trop serrés ; un ventre bedonnant, des jambes courtaudes. Pourtant,
ses apparitions sont un charme, au sens premier du mot. Pour ceux qui le
connaissent, l’archiviste est un gardien de la mémoire, qui campe tel un
cerbère inoffensif au milieu de ces livres qu’il a tant lus, caressés et
classés, et en dehors desquels la vie lui est inconcevable.
Il m’a confié que, durant toutes ces années, il
n’a eu de cesse de courir après son ambition première : lire le maximum
des œuvres de la Bibliothèque nationale, soit plus de dix millions de livres et
d’imprimés, cent soixante-dix mille volumes de manuscrits, de taille, de genre
et de nature différents. Une entreprise démesurée, mais il s’en moque ! Il
y est allé méthodiquement, en tenant compte chaque fois des nouvelles acquisitions.
Trente-trois ans de lectures, soit mille sept cent seize semaines, à raison de
quatre à cinq ouvrages par semaine, ce qui porte aujourd’hui le nombre de ses
lectures à environ huit mille cinq cent quatre-vingts livres. Pour admirable
que soit cette performance, elle reste une simple goutte dans l’océan. Il faut
bien convenir que les trésors auxquels nous avons ici quotidiennement accès
doivent représenter pour lui un défi permanent ! Il lui suffit de tendre
les doigts pour toucher la vitre de plexiglas derrière laquelle est conservé le Papyrus de Prisse, le plus vieux livre du monde, un manuscrit égyptien de
2000 avant Jésus-Christ, rédigé en écriture hiératique et offert à la
Bibliothèque par l’égyptologue Prisse d’Avennes. Sans doute y devine-t-il des
symboles à nul autre accessibles. La solitude de cet homme me touche. Il semble
voir dans ces merveilles quelque chose comme un condensé de la mémoire humaine,
qu’il se laisse aller à applaudir des deux mains, comme on applaudit au théâtre,
comme on trépigne devant un site extraordinaire. Il m’arrive aussi de le
retrouver au milieu des collections orientales, au milieu de cette Babel de
cent langues différentes, manuscrits sur parchemin, papier, soie, ivoire, cuir,
xylographes tibétains, chinois, mongols, mandchous, vestiges hébreux, arabes, persans,
sanscrits, indiens – de quoi lui faire tourner la tête, car dans cette
vertigineuse symphonie des lettres et de l’histoire, l’archiviste peut
également mesurer l’inanité de sa propre odyssée ; comment supporter l’idée
d’être à jamais ignorant de tous ces trésors ?
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