L'Église de Satan
ces rouleaux de parchemin, notre
attention a été attirée par certains sigles et certains chiffres qui se
trouvent consignés en leurs marges à plusieurs reprises. Je n’y avais guère
prêté intérêt jusque-là, alors que, des heures et des heures durant, l’archiviste
et moi avons eu ces rotulus sous les yeux ! Nous pensions qu’il s’agissait
d’une simple numérotation des laisses ou des couplets, sans doute consignés
lors de la reliure, et non par le troubadour lui-même ; des numéros
destinés à remettre en ordre les morceaux, vieux et disparates, de ces
feuillets. Il faut te dire en outre que ces chiffres sont très peu nombreux, et
qu’ils semblent suivre, dans l’ensemble, une progression logique. Rien de bien
curieux a priori. Mais en y regardant plus attentivement, l’archiviste a
eu soudain l’une de ces vertigineuses intuitions qui le caractérisent. On
pourrait penser qu’elles lui viennent de nulle part ; c’est mal le
connaître. Je sais, moi, qu’elles sont issues de ces innombrables années qu’il
a passées à traquer la vérité de textes bien plus complexes que celui-ci. Il
s’agit de références, a-t-il dit. De références… à la Bible. Et la
chose m’a alors paru évidente. Voici les passages que nous avons pu isoler :
Puis, prenant du pain, il
rendit grâces, le rompit et le leur donna, en disant : “Ceci est mon corps,
livré pour vous ; faites cela en mémoire de moi.” Il fit de même pour la
coupe après le repas, disant : “Cette coupe est la nouvelle Alliance en
mon sang, versé pour vous. ” (Luc, XXII, 19-20.)
Quand ils l’eurent crucifié, ils
se partagèrent ses vêtements en tirant au sort. Puis, s’étant assis, ils
restaient là à le garder. Ils placèrent aussi au-dessus de sa tête le motif de
sa condamnation ainsi libellé : “Celui-ci est Jésus, le roi des Juifs. ”
Alors sont crucifiés avec lui deux brigands, l’un à droite et l’autre à gauche.
(Mat. XXVII, 35-38.)
Ressuscité le matin, le
premier jour de la semaine, il apparut d’abord à Marie de Magdala dont il avait
chassé sept démons. Celle-ci alla le rapporter à tous ceux qui avaient été ses
compagnons et qui étaient dans le deuil et dans les larmes. Et ceux-là, l’entendant
dire qu’il vivait et qu’elle l’avait vu, ne la crurent pas. (Marc, XV, 9-11.)
Il y en a d’autres encore, extraits des
quatre Évangiles, des Nombres, des Psaumes ou du Livre des Rois. Tous ces
renvois s’attachent soit à l’eucharistie et à la résurrection du Christ, soit à
l’eschatologie finale, et à la présence sur terre du Démon. Peut-être cela
est-il dû à la seule folie du relieur qui, vers le XVII e siècle, a
dû annoter le manuscrit de ses propres fantasmes ; toujours est-il que
leur signification m’échappe. Et la dernière de ces annotations m’a stupéfié. Il
ne s’agit pas, cette fois, d’une citation biblique, mais d’une sorte d’épigramme,
en guise de conclusion de l’un des couplets :
LA PREUVE EST ICI.
Je scrute maintenant ce manuscrit d’un
œil tout différent. À nouveau, l’impression de me trouver en face d’une sorte
de contre-Évangile, de grimoire apocryphe, s’est emparée de moi. Tout cela
fleure un ésotérisme suspect, mais nous devons nous rendre à l’évidence : il
nous cache encore quelque chose, entre les lignes ! Ces références
sont-elles une piste ? Et de quelle preuve s’agit-il ? Serait-elle en
relation avec le trésor ? Avec la crucifixion elle-même ?
Mais pour les cathares, la question du corps
du Christ ne saurait nous conduire nulle part : ne savons-nous pas qu’ils
nient la résurrection ? Selon eux, nos enveloppes corporelles ne sont que
des images façonnées par le Démon… Peut-être faudrait-il alors chercher dans
cette direction : celle d’une preuve théologique de l’existence du
Diable, maître de la Terre ! Une preuve qu’il est bien à l’origine du
monde, celui de la matière – le nôtre ! Je frémis rien que d’y penser. Serait-ce
là le sens réel de la bataille occitane ? Il n’y a pourtant rien de
diabolique en apparence dans la suite du conte du troubadour, si ce n’est la
terrible cruauté avec laquelle continuent les exactions ; si ce n’est que
l’ hérésie reste au cœur de cet affrontement. La “machine de guerre” dont
parlait Pierre de Castelnau visait avant tout les conceptions religieuses des
cathares. Oui, vu sous cet angle, l’enjeu de cette
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