L'Église de Satan
quelques groupes de paysans qui s’aventuraient auprès de la
haie des soldats. Lorsque l’on donnait de l’eau aux prisonniers, c’était pour
leur jeter au visage, avant de les gifler. Quelques-uns de ces malheureux, puisant
leurs forces au-delà de l’humain, trouvaient encore moyen d’aider leurs
compagnons de torture. Et par-dessus les fanions et la file des soldats de Montfort,
Escartille reconnut l’homme qu’il avait déjà vu sous la tente du légat
Arnaud-Amaury : le jeune évêque Aguilah était perché sur un cheval, vêtu
de blanc comme l’Ange Exterminateur, son aube inondée de lumière. Il reconnut
ce nez en bec d’aigle, ces yeux rapprochés, ce visage long, fermé à toute
émotion. Sa main, couverte d’anneaux, tenait un sceptre rutilant. Ainsi, pensa
Escartille, c’est lui, Aguilah, cet évêque maudit, c’est lui que je retrouve
ici ! Autour de lui, de tous côtés, les soldats repoussaient de leurs
piques les habitants des environs, d’où montaient encore des protestations
rebelles. On se marchait dessus, certains tombaient en avant, bousculés par d’autres.
La garde était nerveuse, mais Aguilah, lui, ne bronchait pas, encadré de deux prêtres,
qui portaient chacun un crucifix. Au bout de ces bras tendus, sur les étendards
et la poitrine des soldats : les croix étaient partout, devant ce supplice,
devant ces gens désormais sans patrie et sans refuge ! Ils marchaient, un
pas après l’autre, entre deux effondrements, déjà chassés de chez eux et
chassés du monde, exterminés dans leur foi et dans leur âme, jetant autour d’eux
des regards aveugles et égarés, accusant de leur souffrance les autres qui
restaient là, autour d’eux, à les contempler. Un peu plus loin, c’était
Montfort, Montfort lui-même, le colosse en armure, entouré de Guillaume et
Robert de Poissy. Sa cruauté avait inventé un dernier tour de savante torture :
il avait pris soin de préserver le premier des prisonniers : lui seul avait
gardé un œil ; il avait pour tâche de conduire ses proches dans cette
pathétique ascension vers Cabaret. Ainsi, c’était un borgne qui guidait la
procession de ces cent prisonniers ! Un borgne qui, sans doute, n’attendait
plus rien du Royaume des Cieux. Les hérétiques, ou présumés tels, n’étaient
plus des êtres humains, mais des créatures de l’enfer : on les traitait
comme telles.
N’y tenant plus, le troubadour s’en fut.
Il était comme eux désormais, sans patrie et
sans refuge, et de tous les endroits qu’il approchait montaient le cri de ces
tortures et la fumée des bûchers que l’on allumait. Agresseurs et agressés
étaient contraints de riposter de façon toujours plus effrayante ; on
tranchait pieds et mains, que l’on s’envoyait mutuellement dans des linges
sales. Il y avait dans les deux camps des combattants coupés en morceaux, mutilés,
écorchés vifs. De château en château, les croisés faisaient abattre des
branches pour construire des chats et des chattes, ces galeries couvertes
formées de poutres et montées sur roues ; on taillait le bois à la lisière
de toutes les forêts. Lorsque les machines étaient prêtes, on les acheminait
près des remparts ; abrités par leurs engins de siège, les soldats
jetaient de la terre et de nouveaux branchages pour combler les fossés. Les
mangonneaux, catapultes moins lourdes que les pierriers ordinaires, venaient
renforcer les dispositifs d’assaut des enceintes fortifiées. Et de nouveaux
massacres embrasaient le pays.
Mais toi, Escartille, vas-tu rester
longtemps ainsi, sans rien faire ?
Les routes de l’Espagne me sont fermées, encore
et toujours.
Béziers, Carcassonne. Et c’est à Lavaur que
je dois me rendre à présent !
À Lavaur se trouvaient plus de quatre
cents parfaits et parfaites hérétiques. Lorsque le troubadour s’y rendit, il
était déjà trop tard ; il ne trouva pas trace de Léonie, ni d’Aimery. Les
soldats de Montfort étaient allés si vite qu’ils en donnaient le vertige ;
déjà, ils arpentaient le castrum, nouvellement conquis ! Escartille
ne put que continuer le récit des exactions en écrivant page après page son Livre de Vie. Les croisés avaient décidé de briser un nouveau symbole de la
résistance occitane. Dame Guiraude, maîtresse de ces lieux, n’avait pas hésité
à faire de sa forteresse un refuge privilégié pour les Bons Hommes. Cette
châtelaine, superbe, avait affronté le regard de la chevalerie
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