L'Église de Satan
y
a mille ans, nous n’étions rien, et nous disparaîtrons sans doute. Ce qu’il
restera de tout cela est un profond mystère. Je te dis que nous luttons pour l’Occitanie,
mais au fond, c’est autre chose. Il en va toujours ainsi des guerres qui se
jouent au-delà de nos biens et de nos possessions, pour toucher à nos
consciences. Nous nous battons pour ce que l’Occitanie représente. Vois-tu,
Escartille ? Nous nous battons pour nos illusions ! Pour le droit d’en
avoir encore, peut-être ! Comme tout cela est cruel !
Il se leva lentement et posa une main sur le
dossier du fauteuil où le troubadour se trouvait. Puis, fermant de nouveau les
yeux, il dressa le visage vers les voûtes de pierre.
— Et il se trouve que moi, j’ai
été désigné pour affronter cela. Que je suis seul, bien que nous soyons
nombreux… Oh, je me sens fort de ce que tu as vu dans les rues aujourd’hui, fort
du roi qui vient à notre secours, fort de ces gens, qui ne jurent que par leur
suzerain. Mais combien j’aurais voulu passer anonyme en cette vie ! J’aurais
voulu continuer de goûter à ces banquets, sortir de la tourmente pour ne
consacrer ma vie qu’à l’étude de ce qui m’est cher, et mener mon peuple sur le
seul chemin que je sais possible et fructueux. Celui de la paix.
Il serra le poing. Il marchait autour de la
chaise, lentement, parlant autant pour Escartille que pour lui-même.
— Comment vouloir la paix lorsque tous ne
pensent qu’à la guerre ? Oui, que dira-t-on dans mille ans, si ma tâche
traverse l’Histoire ? Crois bien que je ne tire ni gloire ni vanité de
cela ; loin de m’emplir d’aise, cette seule idée suffit à assombrir mes
pensées, et cette ombre préside à chacune de mes décisions. Je sais, Escartille,
comprends-tu ? Je sais que j’ai raison d’avoir ployé comme le
roseau, ainsi que je l’ai fait jusqu’à maintenant, malgré Béziers, malgré la
mort de mon neveu, malgré ces villes pillées et massacrées. Et je sais que j’ai
tort d’avoir raison.
Il s’arrêta, les sourcils froncés, contemplant
le sol.
— Que pensera-t-on de la liberté dans
mille ans ?
Le troubadour leva les yeux vers Raymond VI.
Celui-ci sembla soudain sortir de ses
méditations.
Il alla chercher non loin une épée, qui en
croisait une autre sous deux écus frappés des armoiries de Toulouse. Puis il
revint vers Escartille.
Il lui posa le plat de l’épée sur l’épaule.
— Regarde, Escartille.
Le troubadour ne comprit pas. De nouveau, il
leva les yeux vers le comte.
— Regarde cette lame. Désormais, c’est
elle qui va parler. Nous serons bientôt prêts, Montfort le sait. Le choc sera
sans doute terrible, et sans plus de rémission qu’à Béziers, Carcassonne, Bram
ou Lavaur.
Il fit mine d’adouber Escartille, qui ne
bougeait pas.
Puis il lui tendit l’épée.
— Regarde, troubadour. Toi qui ne pensais
qu’aux cours d’amour, aux dames et aux laisses bien composées. Prends cette
épée avec toi, tu seras des nôtres. De ceux que la nature portait vers l’amour,
et que les circonstances feront guerrier. Tu as porté l’étendard de mon neveu, tu
porteras le mien.
Escartille cligna des yeux, ne sachant comment
prendre ce simulacre d’adoubement.
— Prends-la.
Le troubadour hésita un instant.
Puis il se saisit de l’épée.
Le lendemain, Escartille se retrouva dans
cette même salle.
Mais cette fois, ils n’étaient plus cinq ou
six, disséminés dans cet endroit immense, ils étaient plusieurs centaines.
Le troubadour tenait Aimery entre ses bras, non
loin du fauteuil où avait pris place le comte de Toulouse ; il s’était
aligné avec les barons sur le flanc droit de la salle, et faisait face aux
autres barons qui composaient une haie similaire. Léonie était avec ses sœurs
derrière la garde toulousaine. Elle envoyait de temps en temps un sourire au
troubadour. Sur un signe de Raymond, le brouhaha s’apaisa. On annonça alors le
roi d’Aragon, qui fit son entrée avec sa suite, entre les immenses tentures
rouges qui encadraient les portes de la salle. Il avait plus que jamais l’air d’un
conquérant. Son armure brossée et lustrée pour l’occasion, ses armes déployées,
il s’avançait, dans le plus grand silence. Le jeune Raymond VII était avec
lui. Arrivé à quelques mètres du comte, son visage se détendit. Il sourit et
écarta les bras en avançant encore. Le comte de Toulouse lui donna l’accolade. Ne
se
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