L'énigme des vampires
fouet, et de ne pas s’arrêter
avant la montagne où se tenait un passeur. » Il traverse le territoire d’un
roi. On lui demande qui il est. Il répond : « Gris-Gris, postillon du
Diable ! » On le prie alors de demander au Diable « pourquoi le
roi n’a pas d’eau ». Il se retrouve chez un géant « qui lui demanda
de savoir pourquoi sa fille était toujours malade. Plus loin, le passeur lui
demanda de savoir pourquoi le Diable le laissait toujours là ». Et le
voici arrivé chez le Diable. Par sa bonne mine, il réussit à se faire une
alliée de la femme du Diable, et c’est celle-ci qui, pendant la nuit, tire les
trois poils de la barbe du Diable, en posant à chaque fois les fameuses
questions dont était chargé Gris-Gris. Le Diable, à moitié endormi, tombe dans
le piège et révèle ce que voulait savoir Gris-Gris. Et celui-ci, muni des trois
poils, prend congé de la femme du Diable et prend le chemin du retour [73] .
Les réponses sont intéressantes. Le roi n’a pas d’eau parce
qu’il y a « beaucoup d’arbres dans son jardin. Il peut en couper, sans
oublier de les faire cimenter après avoir eu de l’eau, car autrement il serait
noyé ». Il existe un lien avec les versions galloise et irlandaise de la
ville d’Is, dans lesquelles l’inondation de la ville est due au débordement d’un
puits laissé sans surveillance par la femme chargée de ce soin. Mais il y a
aussi le thème de l’assèchement : les arbres pompent l’eau du sol, ce qui est normal sur le plan proprement botanique, mais encore
plus vrai sur un plan symbolique. C’est un phénomène de vampirisme, les arbres
suçant littéralement le sol et le vidant de toute l’eau qu’il contenait, provoquant
ainsi le dépérissement du jardin, donc du royaume tout entier. On est ici en
pleine magie végétale et l’on ne peut que penser à cette plante bizarre qu’est
le gui. Le gui est en effet un véritable vampire végétal qui pompe son énergie,
c’est-à-dire la sève, donc l’équivalent du sang, dans les veines de l’arbre sur
lequel il s’accroche. Et si le gui prolifère sur un arbre, celui-ci est bientôt
menacé de dépérissement, de faiblesse, comme toute victime de vampire.
Une autre réponse concerne le passeur : s’il veut être
libéré de sa servitude, « il n’a qu’à mettre à sa place le premier passager
qui se présentera ». Ici, c’est une autre forme de vampirisme : le
Diable doit toujours avoir à sa disposition un passeur, avec toutes ses
connotations symboliques, de la même façon qu’un vampire a toujours besoin d’une
victime pour renouveler le sang qui l’anime dans sa non-mort.
La troisième réponse, celle qui explique la maladie de la
fille du géant, est la plus caractéristique : si elle est toujours malade,
« c’est parce qu’elle me donne son doigt à sucer
quand je pénètre dans sa chambre ». On ne peut pas mieux décrire
une attitude vampirique. C’est le sang de la jeune fille qu’absorbe chaque nuit
le Diable-vampire, d’où la faiblesse persistante de celle-ci, bien qu’elle soit
fille de géant, donc géante elle aussi. Qu’on se souvienne du comportement du
comte Dracula quand Jonathan Harker se blesse au doigt et que son sang coule, ou
encore, dans le récit de Théophile Gautier, de la joie intense de Clarimonde
lorsque son amant se blesse au doigt. En tout cas, voici un thème
incontestablement vampirique égaré dans un conte universel exprimé dans un
contexte breton.
Bien sûr, le jeune Gris-Gris répercutera ces réponses, et il
reviendra chez le prince, non seulement avec les trois poils du Diable, mais
aussi avec de l’or et des cadeaux somptueux que lui ont faits le roi, le géant
et le passeur. Et comme le prince voudrait bien en avoir autant, le jeune
paysan lui indique le chemin, sans toutefois lui révéler en vertu de quoi il a
ramené ses richesses. Cela fait que le passeur met à sa place le prince. Gris-Gris
est débarrassé du prince, dont il épouse la femme, laquelle « garderait
ainsi le même nom ». Voilà une forme de vampirisme absolu beaucoup plus
subtile, mais tout aussi efficace, que la méthode classique attribuée au comte
Dracula.
Il faut cependant revenir sur le motif du « doigt sucé ».
La connotation érotique ne fait certes aucun doute. Mais outre que ce motif a
été exploité à outrance dans les romans et les films de vampires, on le
retrouve dans des textes traditionnels anciens,
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