L'ennemi de Dieu
Lancelot s’emparait du trône et quelqu’un s’était assuré qu’Arthur ne
fût pas au pays à ce moment-là. Pire encore, on s’était arrangé pour nous
envoyer, Arthur et moi, dans la vallée de Cadoc, et nous y tendre une
embuscade. Quelqu’un avait comploté notre mort. Or c’était Sansum qui nous
avait révélé le refuge de Ligessac, Sansum qui n’avait pas voulu abandonner l’arrestation
aux hommes de Cuneglas, et Sansum encore qui se tenait devant Lancelot et un
cadavre à la lueur de ces brasiers. Je soupçonnais le Seigneur des Souris de
tirer les ficelles de toute cette sale affaire, tout en doutant que Morgane sût
même la moitié des projets ou des menées de son mari. Elle était trop vieille
et trop sage pour se laisser contaminer par la frénésie religieuse et essayait
au moins de trouver une issue à cette cascade d’horreurs.
« Promets-moi
qu’Arthur vit encore !
— Il n’est
pas mort dans la vallée de Cadoc. J’en réponds. »
Elle marqua un
temps de silence et je crus l’entendre sangloter sous son masque.
« Dis à
Arthur qu’on ne nous a pas laissé le choix.
— Je le
lui dirai. Mais que savez-vous de Mordred ?
— Il est
mort, siffla-t-elle. Tué à la chasse.
— Mais s’ils
ont menti à propos d’Arthur, pourquoi n’en auraient-ils pas fait autant à
propos de Mordred ?
— Qui
sait ? »
Elle se signa
et me tira par mon manteau : « Venez ! » dit-elle
brusquement, nous entraînant le long de l’église vers une petite cabane de
bois. Quelqu’un y était retenu prisonnier, car j’entendais tambouriner sur la
porte fermée par des lanières de cuir.
« Tu
devrais rejoindre ta femme, Derfel, me dit Morgane en s’efforçant de défaire
les nœuds de son unique main. Dinas et Lavaine se sont dirigés vers ta salle à
la tombée de la nuit. Ils ont pris des lanciers. »
Un vent de
panique me saisit et j’empoignai ma lance pour trancher la lanière de cuir. La
porte s’ouvrit aussitôt. Nimue en sortit d’un bond, les mains crispées comme
des serres. Mais elle me reconnut et se laissa tomber dans mes bras. Elle
cracha sur Morgane.
« File,
imbécile, grogna Morgane, et souviens-toi que c’est moi qui aujourd’hui t’ai
arraché à la mort. »
Je pris les
deux mains de Morgane, la saine et la brûlée, et les portai à mes lèvres :
« Pour tout ce que vous avez fait cette nuit, Dame, je suis votre
débiteur.
— File,
imbécile, et vite ! »
Nous longeâmes
les entrepôts, les cases d’esclaves et les greniers pour sortir du sanctuaire
par un portillon où les pêcheurs rangeaient leurs bateaux de joncs. Nous prîmes
deux petites embarcations en nous servant de nos lances comme de perches. Et je
pensai au jour lointain de la mort de Norwenna, où Nimue et moi avions fui Ynys
Wydryn de la même façon. À l’époque, comme aujourd’hui, nous nous étions
dirigés vers la salle d’Ermid et, comme aujourd’hui, nous étions des fugitifs
traqués dans un pays tombé entre des mains ennemies.
Nimue ne
savait pas grand-chose de ce qui s’était passé en Dumnonie : Lancelot
était venu et s’était proclamé roi. Mais au sujet de Mordred, elle ne pouvait
que répéter ce que Morgane avait dit : que le roi était mort en chassant.
Elle nous raconta comment les lanciers étaient arrivés au Tor pour la conduire
au sanctuaire où Morgane l’avait emprisonnée. Elle avait entendu dire qu’une
meute de chrétiens avait ensuite escaladé le Tor pour massacrer tous ceux qu’ils
rencontraient sur leur passage et démolir toutes les cabanes pour construire
une église avec le bois ainsi récupéré.
« C’est
donc Morgane qui t’a sauvé la vie.
— Elle
veut mes connaissances, expliqua Nimue. Sans quoi, comment sauront-ils se
servir du Chaudron ? C’est pour cela que Dinas et Lavaine sont allés chez
toi, Derfel. Pour retrouver Merlin. » Elle cracha dans l’étang puis reprit :
« Tout se passe comme je te l’avais dit. Ils ont libéré la puissance du
Chaudron et ne savent pas comment la dominer. Deux rois sont venus à Cadarn.
Mordred, puis Lancelot. Il est allé là-bas cet après-midi et s’est juché sur la
pierre. Et cette nuit, la morte est mariée.
— Et tu
as dit aussi, lui rappelai-je avec aigreur, qu’une épée pèserait sur la gorge d’un
enfant. » Et à ces mots je donnai un grand coup de lance dans l’étang peu
profond tant j’avais hâte de regagner au plus vite la salle
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