L'enquête russe
boulevard. Il ordonna qu’on fouillât les buissons alentour. L’un des gardes, au bout d’un quart d’heure de quête infructueuse, le héla. Il venait de ramasser une sorte de dague ensanglantée dans laquelle Nicolas reconnut la pièce manquante de la collection d’armes anciennes du grand-duc.
Nicolas se retint de tirer sur-le-champ les conséquences qui découlaient de ce drame. Il était nécessaire de laisser retomber l’excitation fiévreuse qui accompagnait toujours la découverte d’un crime. Pour le moment, la seule certitude quis’imposait résidait dans le limpide constat de l’événement. Pour la troisième fois, Dimitri, secrétaire du tsarévitch, avait assassiné une prostituée. Il retourna vers la victime et ne recueillit sur elle que les pauvres objets habituels, un mouchoir, un peu de rouge dans un cornet, un peigne aux dents brisées, une petite boule d’étoupe et une fiole contenant ce qui semblait être du vinaigre et quelques liards.
Des brancards furent apportés par les gardes à la seule lueur des étoiles afin d’éviter d’attirer l’attention. Nicolas accompagna le cortège jusqu’aux voitures de police, seulement salué par les cris des oiseaux de nuit. Il s’assura que rien n’entravait la fin de la translation, répéta ses recommandations à Magnier, remercia les gardes, en réitérant les assurances de sa protection, puis, comme un fantôme, traversa les pelouses et rejoignit sa chambre. Il dut errer un moment dans les couloirs pour la retrouver, au risque, dans l’obscurité, de renverser les vases de nuit pleins déposés devant les portes.
Il ne réussit pas à retrouver le sommeil, tournant et retournant dans sa tête les tenants et les aboutissants de la probable culpabilité de Dimitri. Lors de leur unique rencontre, l’homme lui était apparu sombre, enfermé en lui-même, animé d’une foi sévère et, selon le témoignage d’Olga, repoussant l’amour des femmes. À côté de cela, le grand-duc lui accordait une confiance totale que justifiait sans doute une raison inconnue. Paul aurait à répondre aux questions du commissaire à ce sujet. Mais y consentirait-il ? Il eut un petit rire amer : il n’était vraiment pas aisé d’avoir comme témoins des têtes couronnées, même sielles ne l’étaient pas encore ! Devait-on pousser les conséquences jusqu’à mettre au compte de Dimitri le meurtre de Rovski ? Dans ce contexte, les icônes retournées dans la chambre de l’hôtel de Vauban, suggéraient-elles que le bigot ait voulu leur épargner la vue d’un massacre ? Ou bien… Corberon lui avait expliqué le rapport quasi magique que les orthodoxes entretenaient avec les images saintes auxquelles ils reconnaissaient des capacités miraculeuses. Jusqu’à l’aube, il confronta toutes sortes d’hypothèses sans être en mesure d’en privilégier aucune.
Le programme du 12 juin prévoyait une chasse à laquelle le prince de Condé avait invité le marquis de Ranreuil. Il le rencontrait parfois au petit lever et avait remarqué que le roi se plaisait à parler avec lui des incidents de la chasse de la veille. Le valet lui ayant apporté une tenue à sa taille, Nicolas s’habilla. Devant le château, une monture lui fut désignée et il s’achemina au petit trot vers le Poteau du roi, fixé comme rendez-vous dans le grand parc. Les valets de limiers et les veneurs précédant les chasseurs étaient allés à la quête. Chacun marquait son passage par des brisées pour éviter que les pistes ne se brouillassent. Nicolas connaissait toutes les subtilités de cette préparation, dont l’étude des traces constituait la principale boussole. L’attaque eut lieu au bosquet de Verneuil et, après deux succès, une dernière tête fut poursuivie pendant trois heures dans le parc jusqu’au grand canal, vis-à-vis la ménagerie. Le cerf, une bête magnifique, passa à la fin par la grille du grand haha 62 du Vertugadin et, forcé par la meute, se jeta dans le grand canal.
Le point de vue était prodigieux. Nicolas fut surpris par la foule rassemblée tout le long du canal. Des embarcations faisaient force rames vers le cerf qui se débattait contre les attaques des chiens. Sur la berge, le carrosse du comte du Nord était arrêté. Les dames en étaient descendues et contemplaient le spectacle. Le prince de Condé fit tirer un coup de carabine, soucieux d’empêcher les chiens en plein chaud de nager trop longtemps. Cette
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