L'enquête russe
savoir.
— Nous sommes deux commerçants de Dreux, dit Bourdeau. De passage à Paris pour récupérer des créances, nous souhaiterions faire fructifier notre avoir, tout en nous distrayant un peu.
Il y eut derrière le guichet comme un soupir d’intérêt.
— Et, dit Bourdeau, si nous nous adressons à vous, c’est qu’un aimable piéton nous a donné cette carte.
Il l’agita devant le guichet.
— Je vois, je vois.
On entendit un verrou qu’on tirait et la porte s’entrouvrit. Une femme déjà âgée, toute vêtue de satin vert sombre, les dévisageait. En la voyant, Nicolas comprit pourquoi ils avaient pu hésiter sur le sexe de leur interlocuteur. Un soupçon de moustache masculinisait un visage ridé et revêche. Maintenant qu’ils étaient dans la place, il convenait de ne pas lâcher la dame, pour autant qu’elle fût la tenancière des lieux.
— Vous connaissez sans doute La Laudry à Dreux ? dit-elle s’adressant à Bourdeau.
Le vieux renard à qui on ne la faisait pas répondit du tac au tac sans une once d’hésitation :
— N’y a point de Laudry à Dreux, et je m’y connais. En revanche, La Devavre tient une officine que fréquente la meilleure société et où j’ai perdu des fortunes !
La femme le considéra un moment et parut satisfaite. Elle les fit entrer dans un petit cabinet orné de glaces sans tain. Nicolas se demanda s’il ne s’agissait pas là d’un vestige d’une ancienne maison galante. Les glaces les réfléchissaient à l’infini, offrant la curieuse impression de se trouver au milieu d’une multitude. Sans doute derrière l’un de ces miroirs sans tain se tenait un cerbère prêt à porter aide à la maîtresse des lieux. La dame se plaça derrière un petit bureau et les observa, ses petits yeux plissés d’ironie.
— Et ces messieurs entendent risquer leurs mises dans quel choix de jeux ?
— Hélas, madame, nous sommes provinciaux et donc novices. À Dreux, nous pratiquons des jeux de commerce tout simples. Le piquet ou l’impériale…
Nicolas trouva Bourdeau fort convaincant dans son rôle de pataud candide. La femme eut un sourire retenu. Elle comprenait sans doute à qui elle avait affaire et quel bénéfice elle en pouvait tirer.
— Les jeux de commerce procurent des fortunes à Dreux… Enfin, ici, messieurs, les possibilités sont innombrables. Si cependant vous voulez m’en croire, choisissez les jeux les plus facilement courus, ceux que le beau monde de la cour et de la ville pratique avec passion…
Elle leur fit un clin d’œil.
— … et avec au résultat les perspectives les plus ouvertes de pactole.
— Madame, je répète ce qu’a dit mon camarade. Nous nous en remettons à vos sages conseils.
— Soit, messieurs. Je vous propose de tenter votre chance à nos tables de biribi ou de pharaon. Ces jeux favoriseront votre petit avoir avec les plus grandes occasions de le voir fructifier.
Nicolas et Bourdeau se regardèrent. Tous les deux savaient sur le bout des doigts les traquenards du jeu et de la cocange. Le biribi en particulier comprenait un tableau sur lequel étaient inscrits soixante-dix numéros. Le jeu consistait à placer sa mise sur une des dix-sept parties du tableau. Le numéro gagnant, porté sur une boule, était tiré d’un sac par le banquier. Restait que celui-ci avait toujours l’avantage. Quant au pharaon, c’était bien pis.
— Ce sont des jeux de cartes ?
Il y eut en face un nouveau rictus méprisant.
— Le biribi point, mais le pharaon oui. Les joueurs misent sur une ou plusieurs cartes. Le banquier en tire deux qu’il dispose à droite ou à gauche.
— Voilà qui est tentant, ne trouves-tu pas ? dit Nicolas s’adressant à Bourdeau en s’éventant de son tricorne, vieux signal entre eux que le moment était venu de changer de ton.
Pierre, à la grande surprise de la tenancière, vint se placer derrière elle et lui saisit les bras. Elle se débattit en vain.
— Madame, dit Nicolas imperturbable, peut-être ignorez-vous qui nous sommes ?
La tenancière ne semblait pas perdre son aplomb.
— Vous n’êtes apparemment pas ce que vous prétendez être. M’imaginez-vous si bigaude 18 que je ne m’en serais point aperçue ? Ah oui ! Perdre des fortunes aux jeux de commerce ! Le beau conte ! À qui voulez-vous le faire gober ?
Elle tapa du talon de son soulier à plusieurs reprises. Soudain, l’un des panneaux de glace pivota sur lui-même et un homme
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