L'enquête russe
n’ignorait certes pas ce qu’on disait de lui, médisances sans doute aussi relayées par des confrères jaloux.
— Madame, je vous autorise à demeurer libre. Oh,ne vous réjouissez pas trop vite ! La surveillance sera étroite autour de vous, tant que durera l’enquête que je mène et après sa résolution. Vous êtes en dette à votre tour et le moindre écart de votre part entraînera aussitôt les foudres de la loi. Est-ce assez clair à votre entendement ?
Elle acquiesça, vaincue.
— Et pour commencer, il me plairait, dans le cas où votre dame russe réapparaîtrait, d’en être immédiatement informé. Faites porter message au Grand Châtelet par un vas-y-dire pour le père Marie, huissier, qui me le remettra. Tâchez de connaître le nom et l’adresse de cette dame.
— Mais je les ai !
Elle ricana.
— Il n’aurait plus manqué que je laisse la pigeonne s’envoler sans savoir où elle nichait.
— Et qui est-elle ?
Elle fourragea dans un tiroir et en sortit un petit carton que couvraient deux lignes d’une écriture maladroite et qui ne sembla pas au commissaire très aristocratique. Elle le tendit à Nicolas qui le lut à haute voix.
— Princesse de Kesseoren, hôtel de Russie, rue Christine, tiens donc ! Vous gardiez donc des atouts en réserve ? Cela ne plaide guère en votre faveur. Je vous en préviens, c’est le dernier écart que je tolère.
Lorsque Bourdeau revint, accompagné des gens du guet, ils placèrent l’homme inconscient sur un brancard et l’emmenèrent. Nicolas désigna le tiroir du bureau.
— Mesurez votre chance qu’on ne saisisse pas votre trésor de guerre ! À nous revoir !
Dans le fiacre, Nicolas raconta à Bourdeau les derniers éléments arrachés à la Tison. Il lui rapporta en riant les propos tenus sur leur amie du Dauphin couronné .
— L’apprendrait-elle, plaisanta l’inspecteur, qu’elle serait flattée de la liaison qu’on lui prête ! Allons-nous à l’hôtel de Russie ?
— Dans un premier temps, j’y ai songé. Je ferai prendre d’abord des informations. Si nous avons affaire à une vraie princesse, étrangère et russe de surcroît, il faudra traiter cela avec des pincettes.
— C’est le marquis qui parle ?
— Non, le diplomate. J’ai jadis beaucoup appris à Vienne auprès de M. de Breteuil 21 .
Il tira la broche saisie rue de la Sourdière.
— Vois-tu, il s’agit d’un portrait de l’impératrice.
— Feue ton amie la reine de Hongrie, Marie-Thérèse ?
— Non ! De la grande Catherine.
— Et ce E majuscule ?
— C’est l’E de Catherine, en russe Ekaterina . Un portrait de cette richesse est une distinction impériale.
— Comme ta tabatière du feu roi ?
— Oui, avec cette différence que c’est la comtesse du Barry qui me l’a offerte.
— Nous voilà bien avec ces Russes ! Un meurtre à éclaircir et un vol à organiser !
— J’augure mal des deux affaires.
Nicolas reconduisit l’inspecteur chez lui faubourg Saint-Marcel. Il descendit même embrasser Mme Bourdeau, rouge de confusion de cette attention et d’être surprise en tablier en train de préparer un souper de fête en l’honneur des vingt-cinq ansde l’aîné de ses fils. Le commissaire promit d’envoyer un présent et embrassa le jeune homme, tout aussi ému que sa mère, sous le regard attendri de Bourdeau.
Dans le fiacre qui le ramenait rue Montmartre, Nicolas se remémorait les événements de la journée. Son ambition, fondée sur l’expérience et l’observation minutieuse des faits, lui murmurait que cette affaire sortait de l’ordinaire, qu’elle ne laissait pas de recéler des obscurités difficiles à éclairer et qu’enfin elle risquait de toucher à des intérêts d’État. Était-ce simplement le jeu ou la débauche qui avaient déterminé ce crime étrange ? Il ne servait à rien de multiplier les conjectures. L’enquête apporterait sans doute d’autres lumières signifiantes.
La figure tutélaire du chanoine Le Floch ressurgit dans sa rumination. Certes il pouvait s’abandonner lors de longues soirées d’hiver à quelques jeux innocents dont les pertes étaient soldées par des haricots que Fine, sa gouvernante, conservait soigneusement dans une bouteille afin de lester les fonds de ses tartes. En chaire, le bon prêtre tonnait, affirmant que le gain des jeux était un projet honteux et un véritable larcin. Il citait Aristote dénonçant les joueurs comme
Weitere Kostenlose Bücher