L'enquête russe
pensant à ce qu’il avait ressenti jadis à l’égard de la Satin.
— Pourquoi pas ? Le sentiment amoureux peut passer outre aux qualités. Il est le mécanisme inversé d’actions inattendues.
— Ton hypothèse met hors de cause les autres acteurs de la soirée qui, pourtant, ont laissé des traces dans la chambre de la rue de Richelieu.
— Tu as raison. Encore que parfois les actes criminels peuvent s’exercer de concert. Le comte de Rovski avait peut-être attiré sur sa tête toutes sortes de menaces qui se sont manifestées ensemble.
— Cela est bien pensé, mais ce n’est que l’approfondissement de l’enquête qui pourra nous confirmer cette possibilité. J’attends avec impatience la réponse du baron de Corberon. Tu sais l’importance des caractéristiques d’une victime pour comprendre les raisons de sa mort.
— Autre chose, dit Bourdeau, as-tu noté l’adresse de la Berlotte ? Cul-de-sac des Provençaux, cela ne te chante rien ?
— Le lieu où Piquadieu prétendait avoir soupé. Ainsi c’est cet endroit qui a justement surgi dans sa tête avec l’émotion de l’interrogatoire. Qu’en doit-on penser ?
À tout cela, songeait le commissaire aux affaires extraordinaires, s’ajoute l’énigmatique mise en garde de la Paulet. Il savait d’expérience ne pas avoir à la dédaigner.
VI
TISSUS, NŒUDS ET COLLIER
« Lorsque tout le monde parle à la fois, il s’établit une sorte de feu croisé qui fait beaucoup de bruit sans porter coup. »
Frédéric II
Paris était depuis quelques jours à l’heure russe. La visite du comte et de la comtesse du Nord était au centre de toutes les conversations. Chaque déplacement, chaque geste, chaque parole de l’illustre visiteur étaient commentés à l’infini par les chalands curieux qui se pressaient sur son passage. Le peuple l’avait trouvé fort laid, d’une figure étrange, l’air camus, au demeurant aimable. Il en plaisantait lui-même. Nicolas l’avait entrevu à Versailles lors de sa présentation à la famille royale et son impression recoupait celle du peuple. Par Mme Campan, sa vieille connaissance, il avait appris certains détails des entrevues : Marie Féodorovna portait une toilette ravissante, un grand habit de brocart brodé deperles sur un panier de six aunes. La reine, habituellement aimable, s’était sentie gênée devant ses visiteurs impériaux et avait dû se retirer dans sa chambre comme prise de faiblesse. Elle avait confié à sa femme de chambre que le rôle de reine était plus difficile à jouer en présence d’autres souverains qu’avec des courtisans . Elle avait été frappée par la roideur froide de la comtesse du Nord et sa propension à faire valoir ce qu’elle savait et à le faire à tout propos. Mme Campan la trouvait dans le genre allemand et hommasse . Marie-Antoinette, ayant remarqué que sa visiteuse avait comme elle la vue basse, lui avait offert un superbe éventail enrichi de diamants qui dissimulait une excellente lorgnette. Au dire de M. de la Live, introducteur des ambassadeurs, le roi s’était montré à son ordinaire fort réservé, mais plus cordial en privé dans son cabinet.
Les affaires suivaient leur cours. Comme prévu, les visiteurs s’étaient installés dans l’Hôtel de Lévi, chez le ministre russe à Paris. Nicolas recevait des rapports réguliers de Dangeville, désormais bien amariné et qui circulait librement à tous les étages de la résidence. La date fatidique approchait pour l’opération, prévue le lundi 27 dès l’après-souper, alors que le couple impérial assisterait à la représentation à la Comédie-Française.
Nicolas ne savait où donner de la tête. Il se souvint soudain que la date du 8 juin approchait et qu’il avait promis à Louis de le mener chez maître Vachon, leur tailleur, afin de paraître le plus dignement possible lors du bal donné par la reine à Trianon. Le samedi 25 mai au petit matin, il entraîna Louis rue Vieille-du-Temple où, depuis des lustres, l’illustre artiste du costume officiait.
En dépit de la splendeur de sa clientèle, maître Vachon avait tenu à conserver à l’aspect de sa boutique, nichée au fond d’une vieille cour du Marais, son austère sévérité. Cette continuité dans l’apparence participait non d’une modestie très préservée, mais bien de l’orgueil d’un artisan dont la réputation n’était plus à faire et que les ducs parfois suppliaient pour qu’il
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