L'enquête russe
point.
— Tu as raison. C’est dans cette direction qu’il faut aller, sinon nous tirerons notre poudre aux moineaux.
À ce moment le père Marie entra dans le bureau de permanence, un pli à la main.
— Nicolas, ceci pour toi ; c’est arrivé par un laquais qui m’a agonisé de recommandations. Je n’aime point cette engeance-là. Et que… Et que… Que la chose était urgente, à remettre aussitôt au marquis de Ranreuil, et vlan et vlan ! Enfin, voilà qui est fait.
Il tendit la lettre au commissaire et se retira en grommelant. Le cachet fut examiné avant d’être rompu. Nicolas, après une rapide lecture, agita joyeusement le papier.
— C’est le baron de Corberon qui me répond. Il a fait diligence !
Monsieur le marquis,
Votre message me joint à Paris au moment où j’arrive de ma campagne, où votre souvenir demeure et où je serais heureux de vous accueillir quand il vous plaira. Je m’empresse de tenter de répondre à votre demande en usant de mes faibles lumières etde l’expérience acquise au cours de mon service en Russie.
Oui, j’ai connu le comte Igor de Rovski à la cour de Catherine. Sa carrière fut un feu volant dont le parcours s’apparente à celle d’un météore dans le ciel de Saint-Pétersbourg. Cette fugace comète, contrairement aux habitudes de la tsarine dont le choix se porte d’ordinaire sur la roture qu’elle tire de la foule pour la mieux renvoyer au néant, se fixa sur un membre d’une grande famille. L’impératrice, qui depuis longtemps prostitue son sexe et son rang, fut subjuguée par la beauté de Rovski. Sa taille, son front haut et spirituel, l’expression animée de son regard, tout séduisit notre Sémiramis, ou plutôt, devrais-je écrire, notre Messaline… Il faut vous apprendre que, dans la jeunesse militaire, chacun s’efforce en toute occasion de se produire sur le passage de Catherine en étalant des cuisses bien faites…
Après quelques entretiens secrets, il fut agréé et conduit, comme le taureau du sacrifice, pour plus ample informé à l’experte Mlle Protassov, la Lebel de cette cour-là 40 . Aussi bien la nomme-t-on « l’éprouveuse » pour ces fonctions si particulières. L’impétrant passa ensuite dans les mains du médecin du corps pour un examen dont je vous épargnerai le détail. Le compte-rendu dut être avantageux et le comte de Rovski fut nommé aide de camp et emménagea sur-le-champ dans l’appartement réservé aux favoris successifs.
L’homme possédait tous les agréments qu’on pouvait espérer d’un sigisbée. Son esprit et sa vigueur d’Hercule firent merveille. Mais ce jeune noble, imbu de ses origines, se montra vaniteux et, surtout, indiscret. Ne mesurant pas ses mouvements, le fougueuxétalon ne se satisfit pas du tempérament de la tsarine et n’hésita pas à cocher dans la basse-cour impériale… Catherine aurait pu lui passer ses défauts mais non son infidélité. L’ayant surpris embrassant étroitement, sur son propre lit du palais, une de ses dames d’honneur, elle le chassa. Grégoire Orloff en son temps s’était perdu dans des circonstances identiques. Pour Rovski, l’événement s’accomplit en discrétion. Il fut invité d’autorité à se faire oublier et à voyager. Il semble assuré que l’impératrice, prudente dans ses excès, n’ait pas voulu braver de puissantes familles proches de son ancien favori.
J’ose espérer que ces quelques remarques satisferont le serviteur du roi dont je m’honore d’être l’ami. Je crois savoir que nous nous verrons lors du bal à Trianon donné par Sa Majesté en l’honneur du comte du Nord. Igor de Rovski ne méritait pas le sort lamentable que vous m’avez décrit. Puissiez-vous découvrir son assassin !
J’ai l’honneur d’être avec un sincère attachement, monsieur le marquis, votre très humble et obéissant serviteur.
Corberon
J’ajoute pour répondre à une autre de vos questions qu’une dame à portrait bénéficie d’une distinction accordée par l’impératrice à des dames de qualité qui portent le bijou en sautoir.
— Y a-t-il dans tout cela de quoi nous éclairer ?
— Je m’interroge sur la véritable raison de la présence du comte à Paris. Tout ce que j’ai appris lors de ma visite à Corberon ne laisse pas de jeter un doute. Pourquoi serait-il venu faire sa cour au grand-duc Paul alors que celui-ci réprouve lesdébauches de sa mère et ne devrait éprouver aucun plaisir à
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