L'Entreprise des Indes
respect général l’entoura
dont je bénéficiai. On me disait et répétait « ton frère a l’océan tout
entier dans la tête ».
L’avantage inappréciable qu’il avait sur nous était sa
pratique des lieux : il avait longé la plupart des côtes que nous
tracions, avait touché tous les ports, embouqué tous les détroits, frôlé et
parfois heurté des cailloux innombrables dont il gardait parfaite (car
douloureuse) mémoire. Alors il passait derrière nous et corrigeait nos
esquisses.
Aucun de mes compagnons ne contestait cette autorité. Bien
au contraire. Au moindre doute, on l’appelait d’un bout à l’autre de l’atelier.
— Christophe, après Tanger, vers le sud, la plage
a-t-elle bien cette forme longue ?
— Dis-moi, le Génois, je n’ai pas oublié un îlot, là,
entre Lampedusa et la Tunisie ?
Sans trop y croire, je pensais mon frère apaisé. Peut-être
en avait-il soupé, de sa vie toujours changeante et toujours périlleuse ?
Mais, un jour, il se mit à bouger. Il allait d’avant en arrière. À d’autres
moments, il penchait d’un côté, puis de l’autre. Et un tic lui avait pris les
yeux, il les clignait sans cesse. Ces mouvements, imperceptibles pour quiconque
n’était pas mon frère, je ne les connaissais que trop bien : ils
annonçaient un départ prochain. Dans sa tête, il naviguait déjà et son corps
compensait les roulis et tangage des flots à venir.
Peu de temps après, lorsqu’il annonça son départ pour Thulé,
la colère d’Andrea dut être entendue par les oiseaux marins jusqu’au-delà de l’embouchure
du fleuve. Ses imprécations mêlaient éloges et injures : Tu sais bien que
tu es le meilleur, l’irremplaçable, tu veux une augmentation, c’est ça, escroc,
tuer ma boutique ? La mer, toujours prendre la mer ! Qu’a-t-elle de
plus que Lisbonne ?
On aurait dit une épouse vouant aux gémonies son capitaine
de mari.
Christophe laissa passer l’orage, puis promit de revenir.
— Si tu reviens, quel besoin de t’en aller ?
— Il me manque certaines routes.
Je l’accompagnai jusqu’au port. Aux lourds vêtements de
laine chargés sur le pont, je sus que le bateau virerait plein nord dès la
sortie de la passe.
Je lui reposai la question d’Andrea :
— Quel intérêt d’aller vers les glaces ?
— La Terre y est moins large.
Il me regarda au plus profond des yeux, comme s’il voulait s’assurer
du parcours de ses mots jusqu’à mon intelligence.
— On m’a dit que, là-bas, certaines personnes parlent
de terres toutes proches vers l’ouest.
Il sauta le dernier à bord. Les amarres avaient été larguées.
Le calme le plus parfait régnait. La marée descendante avait pris le relais du
vent. Le Tage emporta le bateau jusqu’à l’ultime lumière de la ville, puis la
nuit l’avala.
Seigneurs, Empereurs et rois, Ducs et Marquis…
Le Devisement se tient là, sur la table dans ma
chambre de l’Alcazar, devant le prie-Dieu. Quand on m’a demandé ce que je
souhaitais emporter dans mon exil à Hispañola, j’ai d’abord cité son nom, Le
Devisement.
Je m’aperçois qu’il ne m’a jamais quitté. Sans doute
aura-t-il été de toute ma vie le plus fidèle compagnon. D’où sa peau usée et sa
carcasse en ruine.
Seigneurs, Empereurs et rois, Ducs et Marquis, Comtes,
Chevaliers et Bourgeois, et vous tous qui voulez connaître les différentes
races d’hommes, et la variété des diverses régions du monde, et être informés
de leurs us et coutumes…
Aucun des livres ne met son lecteur en tel et immédiat
mouvement. Dès que mes yeux retrouvent ces premières lignes, dès que mes
lèvres, si longtemps après, forment ces mots, la même cadence s’empare de moi,
et je m’en vais pareil, d’un double élan, vers la cour du grand Khan et vers ce
jour de Lisbonne où Christophe a surgi au lendemain de son retour de Thulé. Sur
son voyage vers le nord il ne voulait rien dire, mais brandissait un gros
ouvrage :
— Au travail, Bartolomé. J’ai besoin de toi pour
calculer.
— Quel calcul ?
— Tu verras bien. Commence !
…Vous y trouverez toutes les grandissimes merveilles et
diversités de la Grande et de la Petite Arménie, de la Perse, de la Turquie,
des Tartares et de l’Inde, et de maintes autres provinces de l’Asie Moyenne et
d’une partie de l’Europe quand on marche à la rencontre du Vent-Grec, du Levant
et de la
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